On a dit que ne se lassent pas les secrets de mourir la nuit

I

On a dit que ne se lassent pas les secrets de mourir la nuit. Avec des spectres qui vacillent dans leurs yeux d’êtres désespérés à cause de leurs fardeaux sans décharge, ils sont malades ou revenants et emportent en ces heures électriques l’ardente convalescence des soirs d’automne, l’esprit arraché. Leur dépassement est un plaisir dans la peine. Leur calme se mêle aux voiles de la brume. Pleine à la tombée des minutes nocturnes, la rue les absorbe loin des réverbères.

On a dit, de l’abondance en toute chose, sa déroute qui somnole, dans le métro et, quand trop c’est trop, ces êtres glisseraient jusqu’au lit, vide, pour qu’ensuite, solennellement, la pénurie d’amour leur passât la main sur le visage, livide.

On a dit, abstraites leurs masses, et considéré leurs collectifs comme du bétail. Bientôt, cependant, ils montreront l’impatience, dépêchant l’inquiétude à la face de leurs bourreaux : marchands cupides, notables et hommes de fortune. Poussant ces obstacles, par la force de la multitude, l’Ordre des privilégiés fuira avec maintes gesticulations, exagérant la confusion et minimisant ses responsabilités.

On a dit de la race des gens méprisables combien brillante était leur esbroufe. Leurs manières insolentes qui sont tournées dans leurs cravates, et l’heure qui tourne et qui fait leur épate, les font prendre pour des gentlemen mais ce sont des filous qui mènent la trahison dans la maison cléricale et le plumage qui déguise leurs pattes ressemble sans mal à celui des vautours.

On a dit que leur poil court, bien dressé sur le crâne, rendait à leur physionomie la classe militaire des esprits bien rangés. Mais derrière cette respectabilité aux allures de clerc se cachent des charognards qui ont la main tellement sûre qu’ils l’emplissent de prières : celles des pauvres qui dorment sur la chaussée qu’ils foulent du haut de leur stature. Ils se font marchands de chansons d’amour et de pensées charitables mais, à leur table, ils remplissent la panse aux fabricants de chars et ont un sourd penchant pour l’enfance pure à leurs vices prostituée.

On a dit, incarné est le démon. Paradoxalement, personne n’en sait plus long sur son apparence. Qui donc tient-il à découvrir sa cupidité et son triomphe sanguinaire ? Par cela, le croirait-on armé d’un poignard ? Mais c’est à la qualité de son linge rehaussé de diamants que s’observe sa volupté, à son allure éclairée sans geste d’impatience. Le démon marche à découvert ; il se promène sans imprudence de boutique en hôtel, de jardin en terrasse et du théâtre à l’église. Le démon est un homme du monde qui fait carrière dans la recherche. Il poursuit le soleil dans sa course oubliant tout à sa contemplation l’ombre qu’il porte sur ses frères humains tandis que sa miséricorde leur sert de nœud coulant.

II

On a dit vrai que je suis fou ! Parce que l’histoire du monde entremêlée à celle que j’aimais me hantait jour et nuit. La passion que j’avais n’avait-elle pas été insultée ? Malade, je veux bien le croire, de mes sens, mais je ne suis pas fou. L’argent jamais ne m’a fait envie. Mais ses yeux bleus, mais son corps pâle… Vous ne savez rien des minuits entrebâillés, ni des troubles du sommeil dont je ne fermais jamais la porte. L’amour des semaines entières sans précaution, sans dissimulation… Comme une lanterne qui laissait filtrer sa lumière dans ma tête… Et chaque matin je m’entraînais à lire ses pensées secrètes, au travers de ses yeux clos. Je restais immobile et ne disais rien à l’écoute de l’horloge de son cœur qui se mouvait jusque dans sa main. Pendant des nuits entières, du fond de mon âme s’élevait mon chagrin au bruit du monde entier qui gémissait en son sein. Cet écho me travaillait mais je taisais mes craintes. Bien des fois je me disais éprouver des sentiments sans cause et je tentais de me persuader que je n’étais pas homme à lire dans les cœurs. N’était-ce point le vent qui passait dans la cheminée ? Tout cela n’était-il pas vain à fortifier cette hypothèse, à sentir la mort de notre amour ? Ne subissais-je pas une influence funèbre ? Ce n’est pourtant pas de la folie d’avoir l’instinct de plus en plus haut, de plus en plus fort jusqu’à l’extrême acuité de son corps au cœur de la nuit. Jusqu’à percer dans le silence de la maison l’énigme du cri de cet amour qui crevait, son hurlement muet qui me remplissait de terreur. Des pulsations traversaient le mur tant j’étais miné par le désir de sa peau. Impossible de faire s’évanouir la présence de ce cadavre inintelligible. Quelquefois nous nous souriions. Mais n’étais-je pas poussé dans un rêve ? N’étions-nous pas déjà en voyage dans des lieux séparés ? Quels trésors cherchions-nous, en dehors de l’autre et pourquoi ne pouvions-nous pas nous reposer de cette fatigue sinon que déjà la victime – notre union, nous pesait tout à son aise dans ces choses familières ? Quoique nous nous asseyions gaiement pour parler des enfants, son sang devenait pâle et elle souhaitait mon départ. Depuis des mois je sentais cela et ma tête tintait en face de ces semblants de bavardage. J’entendais chaque jour le temps battre de plus en plus vite la mesure. Et malgré nos sourires infiniment dérisoires, je savais qu’elle désirait que je m’en aille. Il me fallait mourir en arrachant de mon cœur la dépouille de cet amour, devenu pour elle un amusement autant qu’un effroi. Et cette sensation intolérable m’a arraché le cri que j’avais entendu bien longtemps auparavant.

III

On a dit l’horizon dominé par le signe de la douleur et les bonheurs passés dans l’agonie. On en raconte facilement l’horreur et leurs séquences se fondent parmi les souvenirs. Pas une chronique à taire sans taire la mélancolie héréditaire. Du salon et de sa largeur, de la chambre à coucher le soleil jusqu’au Mur de Jean-Paul Sartre qui barricade la bibliothèque, tout est surabondance de souvenirs qui ne contiennent plus rien, ni l’intime de nos mères évaporé de leur nid, ni nos âmes maintenant oisives ayant nié l’antérieur, jusqu’à cette matière aérienne qui a perdu sa forme, jusqu’à ces mélodies semblables à des ombres, jusqu’à cet infini qui fait vaciller notre raison impossible à défaire, nés que nous sommes dans cette nuit hors de l’existence.

On a dit des palais qu’ils furent des fantaisies de notre pensée et singulier notre œil effrayé par les livres. Le midi des manoirs stagnait à la source de nos vies et la folie du monde devenait la pâture de nos existences.

On a dit ensevelie notre énergie à vagabonder sur les montagnes et nos cœurs autrefois si dévoués errent sur les chemins de silence tandis qu’ils fuient les ruines encombrées par notre mémoire, naïade d’une histoire fatale qui s’est métamorphosée dans les habitudes. Nous sommes devenues les victimes, hélas ! de notre destruction et de la terrible révolution qui entraîna la mort au temps soudain et ses symptômes proches de l’opium. Quelle triste manie en ces longues heures où nous ne nous comprenions plus, irrités par cette vérité irréalisable à donner exacte mais crainte tant la contemplation des rives nous séparaient.

On a dit fleur foyer mots vulgaires ou bien cessant d’être. Et notre allongement physique commun a perdu le repos. Nous voulions l’intense et le frivole en nous-mêmes et nous nous sommes confondus avec l’humanité tout entière. De ces personnes qui ne sont pas, de ces personnes qui ne sont personne aussi loin que nous puissions être excessifs autant qu’exagérément distincts. Bien sûr, de cette imagination frivole jaillissait l’immensité remplie de volupté, mais cette cause première aujourd’hui s’est évanouie dans la vision même de l’oubli. Nos rêveries ont perdu la vue.

On a dit sans doute à quel point était ressemblante la fureur des vagues de l’océan charrié par le vent. Le toucher du penseur altéré dans son moral n’eut pu mieux faire pour faner cette fleur. Des intervalles de chagrin fréquemment médités par des voix étranges manifestent à la craie l’anomalie blancheur. Est-ce le crépuscule qui fait tressaillir la forêt ou bien cette déplorable distorsion qui la fait pâlir par nos absences ?

On a dit que nous ne dirions pas un mot.

On a dit le silence et pour rien au monde nous ne l’aurions prononcé tant notre sensation dévorante nous renversait dans les fauteuils. Hélas ! pas un vestige ne recouvre nos pupilles et nos yeux recroquevillés s’ouvrent sur un paysage vitreux où nous ne nous fussions jamais regardés. Le silence des yeux est blanc. Les nuits immobiles s’amoncellent comme des fantômes de rêves. Ombres de rêves entrecoupées par la douleur des portes qui s’ouvrent sur l’épilepsie matinale.

On a dit ensevelis nos pas de sépulture qui courent doucement sur les chemins domestiques. Et nos épaules tombent sous le poids atmosphérique d’un cadavre imaginaire. Respirer la bière ! Ô Dieu du Ciel ! Nos lèvres s’y livrent. N’y aurait-il que ce sourire qui extirperait ce mystère ? N’y aurait-il que le sourire de cette mémoire enterrée qui subsisterait sur la table, l’âme de notre amour dans une petite boîte qui, hors de nous et sans nous vivrait encore ?

IV

On a dit pendant toutes ces journées muettes combien étaient lugubres les lambeaux du soir et insupportable la perspective d’une navrante rêverie. Et cette vie quotidienne nous couvrait d’un voile. Nous éprouvions ce malaise qui nous poussait dans la bouche des vers. C’était un mystère contre lequel nul ne pouvait lutter et ces sortes de considérations n’endiguaient pas l’affaissement de nos élans. Cheval, pensions-nous, conduis-nous vers ce miroir sans porter nos traces.

On a dit… …quoique peu de choses puissent se dire dans les habitudes. Depuis des temps immémoriaux la conscience ne se définit pas ainsi en de puérils babillages. C’est dans la profondeur des étangs que s’endort sa raison passagère ; elle exhale une vapeur dont la pestilence est émiettée dans la pierre. Du vestibule à la chambre et de la chambre au sépulcre : telle se décrit l’antique promenade aux vagues humaines. Cette spirale fantasmagorique est une marche familière… …encore que les mots ne peuvent atteindre ces enfoncements même où des escaliers nous précipitent. Aucune langue, fut-elle hébraïque, ne s’accorde à l’arachnéenne enveloppe qui nous laisse ainsi muets. Les habitudes ? Voilà où chacun tombe ! Elles ont l’inconsistance d’une lettre sans esprit quand le vital semble absent et que les désirs, qui expliquaient à leur manière un remède au mal, comme pour nous en délivrer, s’évanouissent et avec eux leur éclat. C’est-à-dire à ce point qu’on ne sait plus quoi dire. N’avons-nous pas ces murs gris où se mirent nos existences ? A moins que ce ne soit nos existences qui griment de gris les murmures expirés par nos présences.

On a dit la stupeur qui portait nos yeux dans la pierre en laquelle pourtant nulle pluie ne filtrait. Ô hélas, c’est bien là où plongeaient ces vapeurs à nos âmes ! Et quel que soit l’effort, elles s’y abandonnaient, laissant au dehors, avec leur cohorte larmoyante, l’irisation de la lumière. Éternellement sombre est sa densité ! N’est-ce pas aussi l’autre nom concédé aux ténèbres ? L’ombre y est si intense que toute vision y meurt, exceptée peut-être celle qui, comme la cendre d’une flamme, a dansé avec la peur.

On a dit se rappeler fort bien et la chiromancie semble pouvoir voyager en ces lieux souterrains alors que ce ne sont que les délices supposés de l’Enfer car rien ne transpire de cette matière dont nous nous croyions maîtres mais en seigneurie féodale ne vissa-t-elle pas sur ses morts le couvercle des oubliettes ?

On a dit tant de sottises lorsque tout disparaissait. Même la vérité n’est qu’une superstition et les secrets qui se révèlent ont par contagion encavé des demi-mots dessus les oreillers. Le tourbillon de la nuit rendit hystérique la course des étoiles : n’avez-vous donc pas vu tout cela ? Au matin, le brouillard gazeux tendra son linceul sur l’horizon. Fermons maintenant les yeux et les fenêtres ! Inutile de parlementer avec la tempête ! Une terrible furie retentit sur la terre et ses vagues métalliques ont charrié les cadavres. À peine avons-nous fui qu’une muraille d’écumes emporta les vivants et les morts. Les corps ont perdu leur suaire et la lune en zigzag regarde croupir à ses pieds les ruines de la misère.


V

On a dit le sang, suintant jusqu’à la dissolution de l’être, au ban de toute sympathie et, de ces fourneaux soudain, s’évapore le vin de mille rages et d’autant de magnificences de sorte que, nombre de palais ont le goût de son désespoir et la couleur de sa mascarade. Comme l’acier écarlate qui embrase les corridors, comme l’horizon à l’Ouest ruisselant d’une splendide orgie, les rêves se contorsionnent en cette fonderie où circule, aux heures fiévreuses, la vie carnavalesque et spectrale.


VI

On a dit qu’un homme en délire galoperait à la vitesse de son impatience et, tombant de fatigue, il s’endormirait sur le Nil. Cependant, sa conscience, en sursaut, l’éveillerait sans nulle autre diplomatie, tirant, hors de son sépulcre nocturne, les images effrayantes de sa vie privée, comme pour en exposer à la curiosité publique les contrées ravagées. Il aurait supposé qu’un drap en Lin lui serve de bière. D’abord, entre les papyrus, elle flotterait jusqu’au Caire tandis que son nom retentirait scandé par les crocodiles sur les deux rives du fleuve, syllabe après syllabe. Il comprendrait ensuite que son corps même est la seconde sépulture qui s’adapte exactement à une troisième : celle de son âme. Débarrassée de ses bijoux, ayant abandonné chair et os, jusqu’aux divinités inutiles telles que l’argent, les titres et toutes choses semblables, son âme serait comme déracinée du dessous de l’épiderme puis jetée dans l’asphalte en fusion. Extraite d’une incision hors de ses propres entrailles, chaque nuit lui arracherait sous l’effet de la surprise un long cri plaintif. Ne sentirait-il pas sa cervelle se vider par les narines et son âme brûler comme une gomme aromatique ?

On a dit vouloir saisir ses pensées en plein vol, les disséquer pour y déceler le temporel, celui qui somnolerait sous ses paupières. Mais l’homme les rendrait invisibles tant serait puissante sa léthargie et tout ce qui pourrait se mettre à nu serait la mutilation des bruits de la rue catapultés contre la fenêtre que n’auraient plus ses sens. Quelquefois il ouvrirait les yeux, il éternuerait plus rarement. Rien cependant ne se laisserait supposer passer, à l’observer dormir comme une dépouille de glace. Ni les violentes attaques qui le gifleraient d’effroi, ni les ricanements gerbés du tréfonds de sa bouche, rien ne trahirait les terribles affres qui tout au long de son sommeil l’envahiraient.

On a dit tout naturel le dérangement causé par nos questions comme autant d’insinuations imbéciles. Il paraîtrait animé par cinq mille ans d’hypnose ou de catalepsie, l’animalité privée de sa carcasse et le seul plaisir de s’assoupir équivaudrait à mourir durant des siècles d’embaumement. Dérive de ses cinq sens sur cinq ou six cents ans, l’espace d’un instant, celui du songe et de sa descente : l’érection de cette énigme à la face du dormeur l’obligerait à fureter en quête d’une lanterne pour découvrir l’issue au milieu de ce fouillis où la moindre peine vaudrait son pesant de sueurs et de tortures mentales.

On a dit à quel point la création de l’histoire consisterait à la création du faux. Dans les annales universelles, rien n’est moins sûr qu’il y eut un commencement et, a fortiori, qu’il y aurait une fin ou peu s’en faut. Le sommeil serait semblable à une éclipse totale et, en cela, serait le creuset d’autres créations, certaines fleuries et merveilleuses comme des renaissances astronomiques, d’autres au microscope auraient la consistance d’une écrasante contemplation, fondées sur les ruines de cent milliards d’atmosphères. Tout peut se démontrer sans trop d’embarras, rien au contraire ne pourrait s’affirmer.

On a dit de cet homme qui perdrait la boule, forcer de s’avouer en rêve ce qu’il ne pouvait faire dans le réel, aussi hautes seraient les colonnes de son temple et larges leur circonférence, qu’il ne pourrait trouver le repos sans forer à propos le sable calamiteux de sa mémoire et, ainsi, exhumer l’oasis avec sa source du fond de son cœur.

On a dit comment pour trouver le bonheur, il lui faudrait trouver la source en distillant la vapeur qui compromettrait son esprit. Agité par cette anxiété à n’en pouvoir trouver le moyen, et de cette mauvaise grâce à supporter la défaite devant le sommeil et ses mystères, l’homme se lèverait d’un bond, hors de lui et du lit, pour avaler son café noir.

VII

On a dit primordial l’oubli. Primordial et irréductible. Notre vue s’est perdue dans la foi alors que nous devions constater superfétatoire sa nécessité au su de l’impossibilité à comprendre le capricieux système de l’existence. Plus sages eurent été les actes dénués de sagesse, déclassifiés, accomplis en dehors des habitudes, sans essayer de comprendre, sans même se perdre en inconcevables pensées.

On a dit qu’il faille admettre la vie comme action innée de la perversité et de la déraison. La vie sans théorie est la plus forte. La vie devient cette irrésistible conviction où l’erreur fut la force invincible et la faille la nécessité de l’éveil. Je le répète : la perversité est le bien-être du désir. Et celui qui désire et aime l’agneau, sa mâchoire le frappe dans sa chair. Ses incisives la râpent et la déchirent.

On a dit de nos regrets qu’ils accomplissent notre ruine. Désirons sans tarder et consumons nos âmes aujourd’hui dans ce feu qui demain deviendra l’ombre et derrière elle le précipice. Désirons à l’infini le glas de l’ombre avant qu’il ne soit trop tard, avant d’être confondus dans nos pensées et glacés jusqu’à la moelle de nos os. Oui, la passion est née du feu primordial et notre impatience nous emporte loin de l’abîme. Croirons-nous intelligible l’accomplissement de l’univers sans le désir et possible le désir sans les flammes ?

On a dit que je suis fou. Mais la folie tient-elle la clef de sa porte ? J’habite l’enfer et ce dernier ressemble à une foule dont chacun possède les clefs de ses propres verrous. Ma cervelle n’est pas victime de son imagination : chacun balaie le sol de sa cellule et attend patiemment un vent fallacieux sur sa fatale bougie. L’absolue sécurité matérielle les harasse et une vie de chandelle les hante. Le refrain des jours, de ces jours qui flânent, de ces jours d’accoutumance, parle d’un cauchemar où chaque jour vécu est un jour perdu. Loin de mes désirs, la foule sonne l’alarme et sa langue pénètre mon oreille et m’inspire les angoisses. Loin de mes désirs, la foule consomme mon âme. J’habite un enfer où les anges sont aveugles et sourds.

On a dit que je suis fou parce que je ne peux attendre, parce que si je meurs aujourd’hui, les conséquences seront terribles, pour moi et pour l’humanité, de n’avoir pas élucidé le dessein de l’Homme, de n’avoir pas su anéantir les horreurs du monde, de les avoir laissées à l’état de lieux communs. Suis-je fou parce que la vie domestique me torture tandis que la beauté sauvage de l’Homme est réduite à un fantôme ? Suis-je fou de ne pas prendre les humains pour des animaux, pour des chiens fidèles dont la Société des Machines (SM) sait en tirer jouissance et profit ? Suis-je un petit singe ? De jour en jour, je deviens plus irritable, parce que cette Société du Sacrifice (SS) à chaque instant vole des parcelles de plus en plus grosses à mon corps, parce que la violence du monde m’exorbite. « Au feu ! » Suis-je fou de vouloir pendre à l’arbre de la miséricorde ceux qui se rendent coupables de telles atrocités ? « Au feu ! » Suis-je fou de vouloir pendre avec la corde de la misère ses commanditaires ? Suis-je là ce petit singe ou suis-je le signe de l’appétit ?

On a dit perdue la maison du cœur chacun ayant bâti tout autour des murailles d’une étrange maçonnerie. Bien épaisse et bien curieuse construction faite par de francs et joyeux maçons qui opèrent soi-disant à cœur ouvert. Ils ronronnent avec cette enchanteresse attention et s’en croient alors propriétaires. Combien de marches ou par quelle combine accédons-nous à ce cœur artificiel ? Par degrés imperceptibles et imaginaires, ils édifient un monstre d’agonie et de mort incarnant une bête en fer sur les cœurs humains !

On a dit perdue la maison du cœur mais jamais ne se trouve le cœur dans sa prison. Le cœur est une cathédrale qui n’est pas en pierre et les démons seuls bâtirent les cathédrales sur cette pierre.


VIII

On a dit que les vents sublunaires ébruitaient la mort. Des fleurs nuages furent séchées entre ces pages papier.

On a dit le cœur échapper à tout contrôle humain et succomber… …aux tentations. Les humains, aujourd’hui, sont les descendants d’une race qui a vécu ses rêves, victime de mille caprices, tourmentée par les passions. Autrefois, les hommes respiraient et rugissaient comme l’atmosphère. Ils éprouvaient le réel en ces lieux ambigus, où l’intime jouait avec le temps et ses souvenirs. Avec quelle profonde perplexité contemplaient-ils la décoction des heures ? Quelle plénitude aplanie traversaient-ils ? Le despotisme du temps n’était en ce temps pas possible et la forme originelle de l’horloge astronomique avait la consistance liquide qu’un couteau fendait sans ennui. Accident et simultanéité firent là cette coïncidence, ce jour de plusieurs milliards d’années, cette naissance instantanée.

On a dit la lumière semblant être l’esprit qui a perdu son corps ou qui n’était pas né. Parait-elle vive qu’elle jaillit sur les dormeurs ! Lumière cervelle étoilée : elle palpite et tourbillonne comme les papillons foliacés de nos nuits pâles. Elle enlace nos âmes en d’indécentes séductions. La lumière est à son apogée lorsque au crépuscule les lampes chancellent et avec elles les chuchotements de nos caresses.

On a dit qu’allaient s’évanouissant, au gré d’y délivrer le cœur, les mains, murmures, méditations, musiques absorbées par les rêves, qu’allaient s’évaporant, les mains, nuages, mystère immiscé en de multiples sèves, qu’allaient, désentravés, nos fols enivrements sous les allées, mirages, caprices du jeu, du toi, des corps qui se nouent, qui se boivent, délices, rasades qui s’y lavent, quand s’évadent la salive et l’esprit qui fleurit hors de nos yeux, à l’instant où nos paupières se closent et, qu’allait s’épanouissant ainsi la rose éclore au creux des paumes.

décembre 2004/février 2005