La loge Dada

La loge Dada remplit inlassablement sa besogne sur la page blanche.

Doués d’un génie sans yeux et sans voix mais qui voit et qui parle, certains fondateurs de Dada acquirent cette finesse de discernement au point infinitésimal. S’ils le furent pour s’immiscer au-delà des apparences, comme des prophètes, la loge Dada, aujourd’hui, agit dans le repos, abandonnée à la méditation des gestes.

Certains exégètes ont prêté une attention extrême à l’étude de Dada et contre la lumière assurent être témoins de sa résurrection. D’autres y voient le diable écrivant l’Évangile avec de grosses moufles. Naïfs ou déments, anthropoïdes de la critique ou traîtres à force d’analyse, ceux-là ne se soucient guère de l’immortalité de Dada.

Les membres de la loge Dada gardent jalousement le secret sur leur persuasion autant que des êtres originels et supérieurs qui détestent la vie active — alias le travail, car ils détestent les marques de l’esclavage. Pour cela, la loge Dada effacera la moindre trace de votre vie domestique, jusqu’à sa mémoire, comme une gomme sur un paysage singulier, avec ses craquelures et ses d’entrelacs, sur l’écriture de vos rêves dont vous vous figurez déchiffrer l’énigme.

Regardez ses locataires vivre librement, sans l’appel d’une fonction, sans la surcharge d’un mystère, au repos, les doigts légèrement repliés, comme s’ils s’abandonnaient à quelque songe ! Ou bien avec l’élégance des gestes purs et inutiles, il vous semblera étonnant qu’ils dessinent gratuitement dans l’air la multiplicité des possibles et que, jouant avec la lumière sur vos silhouettes — ombres sur un mur — ils laissent leur esprit en liberté, inventant des bouquets de danse.

Petite machine construite par Minimax Dadamax en personne (Von minimax dadamax selbst konstruiertes maschinchen) – Max Ernst – 1919-1920 (Guggenheim Museum)



La loge Dada ne supporte pas les filles rompues à la monotonie pratique des travaux ménagers. Elle ne croit absolument pas à l’éminente dignité de ces tâches qui désignent le mauvais côté de la vie, le stérile, le sinistre, la mort, l’ennemi devoir, la hache du renoncement. Elle hait ces cognées qui frappent l’arbre pour construire les violons. La loge Dada est assurément nécessaire à une dé-civilisation supérieure et, si vous pouviez faire autrement, elle vous pousserait jusqu’à vos limites extrêmes.

Qui a aidé l’être humain à naître, qui lui a donné forme et figure ? Dada. L’homme a dressé l’animal, mais Dada a fait l’homme. Dans le vent, épanouie et excitée à la capture des fluides, la loge Dada multipliera l’air et les eaux et donnera le coup de grâce aux maîtres qui subsistent sous la couche puante de l’humanisme et des mystères de leur fable. Jolie et géniale comme une métamorphose, la loge Dada étrangle le monde à l’aide de ses bras qui sont devenus des branches, des rameaux de feuilles émues par le souffle du système ancien qui vacille. Ce monde a-t-il tendu un réseau à prendre dans sa nuit les aveugles ? Il n’a pu prévenir l’impondérable transformation que l’œil ne voit point.

Les écorces, les robes et les pelages ! Voilà bien ce qui pèse sur la vie. Et même la pierre de vos cœurs, qu’elle soit taillée ou intacte, brisera la cage du ciel avec lequel elle semble faire corps. L’action de la loge Dada est d’occuper vos creux inconscients pour les vider de ces choses phénoméniquement optiques, puis de vidanger vos regards de ces chimères qui vous ont habité comme si vous étiez une chambre noire.

L’ordre auquel vous êtes soumis, enfonce en vos chairs des pointes, des lames et des balles. L’industrie porte en elle les machines à tuer, à briser les vertèbres de la tête. Elle tranche la branche de l’arbre. Ses outils n’ont pour unique destination que la pénétration de vos êtres. Entre la haine et l’industrie existe une amitié qui n’aura pas de fin. L’industrie fait vivre la haine. Toute matière par elle est mutilée. Tout esprit s’y plie aussi, corrigé par des lois qui le forgent à l’identique dans une constante déshumanisation. Mais la loge Dada n’ignore pas la puissance de ces rapports cachés, où se joue dans l’estime et la communauté quotidienne du travail, l’ordre autrefois manuel puis de nos jours mécanique, du fer vissé à vos tripes.

Le critique d’art – Raoul Hausmann – 1919-1920 – (Tate Modern, Londres)



L’homme préhistorique est frais et neuf, mais aussi pour son plus grand bonheur moins civilisé. S’il jouit du sentiment magique de l’inconnu, c’est surtout grâce à la poétique aiguisée par Dada. Point de puissance inventive de l’esprit sans ce concours. À la loge Dada, nous rêvons de paysages extraordinaires, de visages merveilleusement gracieux, sans nul support ni substance, ni mémoire et pas plus de souvenir. Les dadaïstes sommeillent ? L’art se fait en songe ! Pour tout homme qui se ressource et reprend son souffle, qui recherche et éprouve l’expérience primitive — enfouie en lui —, automatiquement vogue à l’air libre ; sa vie se renouvelle ; il est comme l’enfant et ne ressent plus les limites de l’âge. La fluidité des formes caresse l’écorce de toute vue et la ligne molle d’un vocabulaire de valeur tactile – qui ne procure pas seulement l’illusion pour mimer la substance de l’élan dans le limon, dans l’éther, où sommeillent les forces du chaos, les légendes ébranlées à Thèbes, la nage soutenue par un air de lyre pour faire naître des fleurs dans le vide étendu comme les songes — aussi dense que le bronze, plus pesant que le chant des cygnes.

Le savoir vous a caché la puissance inventive. Point de géométrie pour apprécier les étendues. Ceux qui bâtirent les pyramides n’ont-ils pas été joués par le sable ? Pharaon s’est mis le doigt dans l’œil. Et de son corps tout entier il ne reste qu’une voix sans organe. Oubliez le vulgaire, l’état ancien de l’homme, les souvenirs de ses efforts ! Inventez un mode inédit sans formule ! Inventez un commencement sans parole !

Point de création dans les concrétions, ni de vie réussie au service d’une industrie monotone pour un monde inutile. De même, toute religion ne fait que mimer l’amour et n’ébauche par ses rites que la danse funéraire. Sa vertu n’est capable que de vous charmer avec des images qui vous transportent dans un intéressement formel. Voyez l’oiseau : son chant vous compose une symphonie intérieure ; il murmure l’onde et le vent. Revêtez vous de vos songes ! Parez vous des magnificences magnétiques de vos instincts. Rien n’échappera plus à vos sens, rien ne vous interdira de penser ni de correspondre avec l’oiseau. Cette musique se révèle dans indicible. La plus brillante des cultures humaines n’est qu’un déchet du monde.

La loge Dada arrache vos passivités aux organisations qui pèsent sur vous de toute leur étendue, de toute leur densité et de tout leur nombre. Créant un univers inédit, elle laisse partout l’empreinte de votre métamorphose.

septembre 2005/avril 2006

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