Ready-Made in Japan

I

Ma petite naissance, comme un coin de banlieue sur un promontoire perdu, arriva en face de moi, au milieu de moi, chair rayon de mon cœur, image supplantant le récit, chose nulle venue au monde, à la seule vue de sa pensée, résonance des ombres entendue dans les miroirs, où passe la frontière, dans l’échancrure d’une rizière, entre deux collines, l’œil baignant dans la mer tellement elle lui ressemblait, à une lieue et demie à l’ouest de toute présence. Néanmoins, les mouettes apportaient leur colère, faisant la course ou de la barre fixe tandis que les bonzes bégayaient les sutras pour se moquer des obstacles. L’univers intérieur leur fabriquait les clefs pour leurs propres portes — et c’était rarement pour les ouvrir. Les mots séparaient les gens avec des interdits rouillés. Enfin, mon corps se dégageait de la glu et déjà la réalité sentait la pourriture, celle imaginée sans peine des contes qui me narraient la disette et la cruauté taciturne des maîtres, avec volupté. Sous les traits d’une écorce au royaume des apparences, j’étais plus que quiconque irrémédiablement secret, quelque part riche d’une mémoire multiforme, monarque mécanicien qui profitait à souhait de son nez pour faire dépasser cette vision des bords de sa casquette. Devant moi, de jour en jour, se présentait une existence collective pliée à la soumission stricte des anciens, opulents et débordants d’orgueil. Mais les tulipes à soutaches et les anémones en vareuse me rendaient hommage en s’épanouissant suspendus à mon rire comme des adulateurs particuliers. Les pois de senteur me remettaient d’aplomb. « Quand je serai grand, je serai brin d’herbe, me disais-je. » Et mes mains ouvertes accueillirent ma conscience.
D’évidence en évidence, par exemple, moi qui cherchais la vérité, clandestinement — non au hasard — dans les allées paisibles des cimetières, je découvris de façon inattendue sa dépouille : il n’y avait pas âme qui vive mais, tandis que j’écrivais des balafres au crayon rêveur, assis sur les dalles fendues à la fantaisie des arbres, s’exprimaient ces invincibles idées quittant un monde imaginaire pour transmettre aux autres leur destin despotique. Voici que, tout à coup, je ne pouvais me défaire d’une indiscutable affaire : nez à nez avec moi-même, je ne pouvais plus passer sous silence ma volonté de sublime, mon penchant pour la tendresse et ma haine de la haine.

D’une belle fille, ses yeux purs auxquels je pouvais songer dorlotaient ma solitude et me donnaient l’élan nécessaire pour la rejoindre à bicyclette. Je mêlais dans la pénombre agglutinée à mon esprit le pollen de son corps rendant ainsi les aubes élastiques. Mais à perdre haleine, j’ai déjà trop vécu ces heures illusoires comme autant de moustiques qui vous piquent les jambes. La gente adulte dressa ses vagues machinales, effarantes. Alors, le désir pétrifié dans la pâleur obscure, en dehors de sa silhouette, au sein d’un monde vidé de sens, je ne vis plus rien. Chaque crépuscule avait le timbre d’un détour. Quant aux matins, ils tintaient, narquois, me chapitrant de malédictions et de sortilèges. Anéantir la terre qui ne me laissait jamais seul ! Détruire tout et tous, jusqu’au soleil, jusqu’aux étoiles ! Effacer toutes ces barrières qui obstruaient le chemin vers ses lèvres ! Pour que je puisse terminer l’heure de la lumière ! Que ma galopade ne semblât pas celle d’un chien de meute ! Que sur le seuil de mon âme la stupéfaction fasse place à un beau clair de lune ! Mais les parents sont des gendarmes. Si leurs ombres sèchent sur les fils, tandis que leurs âmes frigides attendent la moisson, leur habit n’est plus qu’un emballage en lequel l’amour s’est éclipsé, englouti comme un paquet de victuailles dans la gueule d’une hyène. Il m’était devenu clair que leurs bouches ne servaient qu’à tendre des pièges. Complices des pierres, le flot vital les avait désertés si bien qu’ils harcelaient ceux qui semblaient bouger. Ils vous questionnaient pour connaître encore, emplis de vices ou de folie, les raisons des tressaillements de votre intime qu’ils venaient de murer, impitoyablement, ou qu’ils avaient mis à la porte, aux confins d’un univers dont ils ne connaissent pas l’aorte, votre âme qui s’engouffre hors des yeux par vos paupières, dont la crue rejoint les fleuves de vents et les turbulences solaires, au destin splendide soudainement tranché, mis à nu, rejeté, ruisselant vers l’origine universelle. Comment pardonner à ceux qui trahissent l’amour ? Quel chemin le pardon peut-il prendre devant tant de vilenies ? Le cœur d’un enfant ne laisse pas facilement germé une graine dont on a stérilisé la métamorphose. Je me jurais que ce serait jour de fête lorsque ce monde de basse réputation verrait ses murs d’enceinte s’écrouler en cascade par-dessus ses propres précipices, devant les fleurs argentées des aigrettes élégantes, et que, sur la falaise à pic, le colosse social, flanqué de ses gendarmes, se désintégrerait laissant, ça et là, des éclats verdis par la mousse.
Mais plus haut, la danse sacrée du monde, en surplomb au-dessus de son vide, imitait probablement la pluie des squelettes dont les os s’harmonisaient tant avec sa morgue. Félons contre l’univers, les hommes vivaient, témoins sans mémoire, aux yeux estompés par les banalités, corps et âmes ravalés au rang de reproductions mécaniques, souvenirs appelés par les ténèbres, un canon sur la tempe. Dédaignant ce cadavre ambulant et désordonné, pendant que les gazouillis d’oiseaux m’éveillaient, je me dominai lentement, calme et froid, oubliant ce sang qui finira, immanquablement, par couler de sa carcasse.

Certes, tout être civilisé porte en sautoir la mort du monde. Sa maladie nous rapproche de cet achèvement. Mieux, il semblerait que les troubles, rompant la monotonie de cette atmosphérique époque, soient la fine fleur d’un abandon à l’usage d’une harmonie future, le délabrement comme dernière chance pour convertir les ténèbres, une indispensable volonté, abstraite, absolue et sereine, qui presse de toutes parts et fait subir l’assaut aux bavards éclairés, quels que fussent leurs discours, de son délicat silence. Et je pensais aux intempéries qui annonçaient les beaux jours. Il me fallait donc traverser le temps, être celui qui en fouetterait l’espace et sur lequel la plume laisserait ce sillage annonceur de splendides essors, déployant son panache sur l’océan des siècles, éclairant dans sa colère les écueils pour la multitude innocente qui traversait l’immense nuit et, prévoyant la fin, amortir les heurts. Sans exagération, je n’étais qu’un pauvre simple dont nulle chose au monde ne pouvait exclure le sentiment invincible ni l’irritation. Jamais pour moi, les montagnes empêcheraient de voir l’horizon finement ouvragé que je tenais dans mes paumes ; aucune cathédrale ne rendra le juste rapport entre le ciel et la pensée. Adolescent effleuré par la rosée matinale, je voyais les fleurs chargées d’orage évoquer l’insolence dont j’étais trempé.

Que les voyages étaient mornes et combien les gares paraissaient sales ! Poussières et fumées des familles cédant aux drapeaux. À cheval sur deux guerres, les jeunes se mariaient à la mort et constituaient un nœud d’ombres en plein midi. Par la fenêtre, j’apercevais la honte noire des cœurs et j’entendais, battue, la grosse cloche autour de leurs cous, de ces gens qui entraient délibérément, presqu’en courant, l’air navré de ne pouvoir payer, dans les fours crématoires de leurs existences dont les formes exagérées sous les effets de la perspective reflétaient la transparence décharnée, insignifiante. Ils inclinaient la tête sans que naquît la moindre émotion, vidés par la douleur, et j’allais jusqu’à supposer que le regard des hommes dissimulât un balayage minutieux sur leur absence, une inspection de leur cage imperceptible à l’œil, si proche du microcosme. Jusqu’à leurs rêves qui atteignaient cet état miniature, indéfiniment réduit ! Jadis, le soleil illuminait leurs âmes mais l’or qu’ils appliquèrent sur tout s’est noirci dans les profondeurs de leur idolâtrie, étendant au-dessus de leurs têtes un miroir pareil à un couvercle de plomb. Englouti, leur corps s’était ancré au fond des abîmes.
Un jour, plus tard, collégien mal à l’aise, ma vue s’étendit dans les bibliothèques à la rencontre des livres que je dévorais comme des gâteaux. Je faisais fi des miettes qui se répandaient de page en page comme des rumeurs et remontais, pensif, jusqu’à la proue qui fendait la mer. J’aimais ces agitations qui s’emparaient de la caravane humaine, brisant leurs certitudes et blessant leurs oreilles. Je remis mon avenir à la lumière et sentis mon cœur prendre son envol tandis que la vision, si longtemps nourrie en moi, pouvait désormais donner ses retouches oniriques sur la réalité. C’en était fini à présent de la molle image de ma jeunesse. Je devais poursuivre les fantômes et m’accorder à cette mélodie qui franchissait si souvent la psyché de ma mémoire. Je devais jaillir tout entier dans le monde comme une hémorragie.

II

La mort de mon adolescence m’ayant plongé dans la stupéfaction affective, je partis en toute hâte couché au fond de son cercueil. Il m’aurait fallu un bateau pour longer les pluies torrides jusqu’au crématorium de la mer ! Par excès d’à-propos, la mort qui veille sur ses ouailles, en quelque sorte, remplissant trop fidèlement sa mission, m’avait-elle fait trépasser par erreur aux premières fleurs de l’été — à vous donner le malaise d’un insondable abîme. Certains vivants résidus ont basculé en des profondeurs qu’on nomme « matières hors de nous », à leur métamorphose, en tête-à-tête avec le soleil cadavérique, sa cruauté éclatante. Certes, à bien des égards, j’étais présent : quelques traces de mes larmes surplombaient la mer et leurs vapeurs, ainsi que ces nuages accrochés au brûle-parfum, bloquaient ma prière. De grandes fleurs vacillantes me taraudaient le coin de l’œil sous une pluie huileuse et grise. Par un tunnel sous les embruns, j’atteignis le nécessaire souterrain des étendues marines : là, le pétrole ruisselait de feu. Un bruit de fouet. Bruit qui éclata. Se pétrifièrent les visages et se vidèrent les creux des mains. À cette époque-là de mes dernières volontés, je faisais le ménage des choses tracassières. Ici, la persécution est la condition de tous. Le chemin des cours obligatoires astreint au deuil et à la guerre, au silence de l’existence, à l’usine, au crâne rasé. Des idées entrent de force dans les cervelles. Des yeux pénètrent dans les crânes, en plein soleil. Crânes brisés instantanément, balayés. Les secrets ne tenaient qu’à un fil. Ce qui en réchappait encore résidait dans la beauté cinétique de l’être. Sinon ce n’était que monceaux de cadavres, architecture de guerre et d’alarmes, une foule éclectique qui s’incarnait dans ses doutes et l’immanquable effondrement du merveilleux qui, naguère, devant mes yeux, sous mes yeux, accablait mon imaginaire. Quand j’eus fini d’ouvrir mon âme au soleil, alentour, de minuscules oiseaux vrombirent comme dans une sorte de réprobation. « Ça va à fond. Pas la peine de venir. » J’émis une nuance brève, un rire de clôture. J’enjambais la tête de mon bras. Les veines du matin semaient l’herbe de mes pâles instincts. Que je l’aimais, moi, cette obsession, à mon insu ! Que je l’aimais passionnément cette fin de l’expérience, cet ultime espace de tranquillité, ultime temple à la liberté, pont hors du pénible : la mort. Tellement si longue la gène de la vie. Quel constat de sa déraison ! Tout mélancolique, je pensais quoi ? Aux problèmes qui me dépassaient ? À la prise de Constantinople ? Je n’en savais rien. Ce disant, j’éprouvais le doute dans l’esprit des gens, l’ombre claire de leurs bégaiements, le décalage entre les faits et leurs actes, les interférences, les retards, les écarts et ces tsunamis qui leur tombaient dessus sans crier « Gare ! » À l’appel du monde, la vie habituelle : ses récitations, ses occupations, ses médications. Le lever. Le coucher. Les cloches au cou de la nourriture bovine, mobilisée obligatoire, le sabot couvert de mousse. Dans le vestibule, prendre le journal. Dans un corridor, se choisir un livre. Entrer. Sortir. Répondre sans jamais communiquer de secret. Jeter à la hâte des raids aériens sur les pensées qui, jusqu’au fond des âmes, ravageront l’existence dans l’incandescence éternelle. Être enclin aux cendres sous les bombes. Fort bien. Ces quelques mots ruisselaient sur les figures leurs infamies et leurs stupeurs. Étrange passion, pourtant, à laquelle se heurtaient les gens ordinaires, pour ces frissons qui étalaient leurs entrailles, pour de terrifiants miroirs ou pour la moquerie. Ce n’est pas oublier que de dormir mais découvrir le désert de face. Avec son ourlet de bonheur. L’expulsion du Moi vers des extrémités vertigineuses. Sur l’arête du silence. Verticalement certitude. Impérissable obstacle entre la calamité des rêves et l’évanescence courbe au-dessus de la réalité, la vraie, qui ne céderait en rien aux colonnes du ciel, à sa solennité, aux phénix accumulés dans la cendre.
De ce jour-là je me souviens comme la fin d’une guerre au cours de laquelle les flammes sembleraient rappeler combien nous étions combustibles et qu’il faudrait fuir loin d’ici, hors de notre chair, pour refouler sa beauté, en refuser le poison et les périls, s’en tenir à l’écart, loin de l’usine à naître, de sa morale militaire, pour l’évacuer et franchir ce qui nous séparerait de la vie. Oui, c’était sûrement à partir de ce jour que naquirent les souvenirs incandescents comme autant de rêves nés des ravages brûlant les vieilles choses prisonnières de leurs formes. Présences rompant les amarres. À la dérive. Au hasard dans les profondeurs humaines. Incendiées par un effroyable cataclysme. Jusqu’au reflet froid d’un éclair, la promptitude d’une pensée. À présent, je ne crois plus mais j’essaye de me convaincre. Témoin, j’enjambe les toboggans des minutes paresseuses. Je franchis les passerelles du temps dans les trous nuageux. Les eaux, notamment, sont devenues sales et stagnent parmi la rouille au pied de l’abandon. Je m’étonne seulement, sans trop penser, d’éprouver un sentiment en bordure duquel court une rigole d’algues capricieuses. Bientôt, il n’y aura plus éclat qui vive. Les sens même barreront les lieux psychiques, se souviendront à certaines heures de nos existences comme phénomènes bizarres, instants ailleurs, consciences peut-être sur les parapets, portes, âmes idées. J’éclate de rire. De me sentir tout à coup immense communique l’agrément des cerisiers baignant dans la brume. Fini le cirque des temples qui se rassasiaient de disciples ! Tout est paille et deviendra fumier. Finis les maîtres, leurs écoles et leur vade-mecum satanas ! Je préfère l’arc-en-ciel de l’oiseau Kalavinka.
Je me remémore soudain lorsque les portes coulissantes s’ouvraient pour la cérémonie du thé. Une jeune femme en kimono brodé de fleurs répandait la lumière, aussi blanche que les neiges éternelles. Était-elle vivante ? Comment l’aurais-je quitté des yeux ? Vis-à-vis d’étiquette. Face-à-face en règle. Ses seins en soie qui frottaient mon souffle m’obséderont tout le reste de mes jours comme une idée sans cesse ressuscitée.

III

J’ai évité de parler de mes prières, il y a à cela une raison : voilà une affaire au sujet de laquelle la moindre allusion, et cela est fort probable, aurait dévoilé mon cœur. Contaminé par le reflux des Pères en faillite, voilà bien une chose insolite qui agitait ma répugnance. Et puis, j’ai toujours craint leurs filets, la perfidie de leurs mailles. Mes prières sont, sans être dues au vent, spasmodiques vagues soulevées par la colère. N’est-ce pas à la crête de cette agitation où j’aperçois l’aveuglement universel, son enfer et ses fouets ? Ce monde cauchemardesque en face duquel je me trouve ne cherche-t-il pas à m’ensevelir sous sa tendresse mêlée de honte et de pitié ? Vous vous rappellerez plus tard combien j’étais avide de contempler son cadavre afin de voir tomber les entraves qui vous engourdissaient. Vous vous rappellerez encore de mon existence sans pardon à l’encontre de vos contemplations misérables et comment il me vint à l’esprit de tirer vengeance. À vos usines, vous me permettrez d’être absent. La vie de service me paraît accablante. Je suis trop limpide et candide pour me réjouir d’être nommé frère ou camarade. Un ulcère au cœur a depuis longtemps râpé ma curiosité de vos anniversaires commémorés. Je danse comme je pisse sur vos monuments aux morts, symboles de vos impuissances et de vos supplices. Vite. Au revoir ! brutalité des patries maternelles. J’oublie sans peine votre justice funèbre qui me déplaît car je suis de mauvais caractère, tout bonnement, et il est de mon déplaisir à sentir ma cervelle contrainte par les mille raisons de votre malhonnêteté sociale. Dans ma seule aversion, je tire toutes les prières qui serviront à mettre à bas le monde. Et voilà aussi comment ce qui m’agace vous est, à vous-mêmes, indispensable. Alchimiste, je transformerai vos sombres contresens en clartés rayonnantes. Car c’est animé des meilleures intentions que je constate vos consciences engluées dans la fange. Elles ont transmis à l’extérieur tout ce que vous pouvez voir. Si grande que soit votre surprise, la matière et les paysages m’ont enseigné sur vos sentiments et votre monde de compassion recèle bien des intentions criminelles. Tout mon vocabulaire ne serait pas suffisant pour exprimer la découverte de ces aériennes hypocrisies dont il faudra bien pourtant vous défaire. Sinon vous ne serez plus que pièces détachées pour les entrailles de l’air. Pour ne plus voir les horreurs vous vous boucherez les yeux avec vos propres viscères et votre vermeille moelle ressemblera aux pétales de la rose exposée sous la brise printanière.
Front éclairé par la lessive, j’ai quitté depuis longtemps la politesse d’usage. Dormant sur une planche en guise de natte, vos larmes me laissent froid. Comprenez que des mots si durs ne sont pas faits pour vous remplir d’aise. Simplement, votre absence totale de contestation me met hors de moi. Hors de moi aussi ma vie intérieure m’épouvante. Alors je l’étale au soleil pour me sentir propre. Elle a la dent dure et ne se ridiculise pas avec des fards. D’ailleurs, le maquillage enlaidit les femmes. J’en flaire, sagace, la puanteur charnelle, la prégnance séductrice. Que les préférerais-je dénudées, sans filoselle ni cérémonie ! Vrai ! C’en est fini des tricheries de la messe ! Fini de cacher sous cet appareillage pharmaceutique la réalité de leur désert ! Que devrais-je lire alors sur leurs figures ? La beauté réduite à un flottement de sueur ? Des réminiscences ne vous suggèrent-elles pas comment joyeux tournoient les feux sur l’herbe, combien sublime la libellule se pose sur la mousse au bord des ruisseaux ? Que des lèvres douces et un sourire en coin valent infiniment mieux que tous ces apparats ? Ah ! Kyoto puise sa couleur de la mer, les corps s’engloutissent dans la pierre et, sans façon, je prends votre silence comme une porte.
Quand, plus tard, sur vous, l’univers dans lequel vous vivez croulera, ce ne sera qu’un raid de la réalité dont vous n’aurez qu’à craindre qu’elle n’existât pas. Si répugnante qu’elle vous paraît, malgré toute votre imagination pour vous en défaire, cette réalité vous appartient. Quand la réalité de vos ambitions est trop lourde à porter il faut bien qu’elle vous bombarde ! Machiavélique logique. Impitoyable retour des rêves aux épuisants desseins. L’œil qui se dilate d’une gloire nimbée d’or se réveille enflé jusqu’au cou. Lorsque la fièvre civilisatrice porte l’uniforme, il est facile de diagnostiquer le furoncle national. Tous les bistouris du monde ne suffisent plus alors pour le crever. Ses pansements économiques n’empêchent point la brûlure, ni l’éclatement. À l’abîme derrière vos têtes répond la pulvérisation au pas de gymnastique.

Tokyo ! Je ne verserai pas de larmes. Tes temples, bouddhistes ou shintoïstes, ne sont, je présume, que des mouchoirs de circonstances. D’ores et déjà, le désespoir tapisse les corps des êtres, d’un reflet, d’une laque qui sied aux bibelots inutiles. Le vide colossal de vos substances est étrangement creux. Au-dessus des images, au-dessus du monde, plane le temps qui passe, fulgurant. En pesant mes mots, tandis que je regarde les temples, j’entends l’écho d’un absolu silence, vers la nue, sa symphonique pause. Pensé-je les joues, les mains, les ventres grassouillets qu’on lave à grande eau vident leur sale prière, crevant un chat pour une sandale ? Le petit chat est sauvé mais la montagne est morte. Les chimères des Moi tranchent de méprisantes souillures. Jusqu’à la sainteté des moines qui masque les sortilèges du renard. Le long des corridors, dans les monastères, l’incertitude jaillit au cœur du bonze, impossible à comprendre. J’imagine sans peine tout le plaisir de cette distraction, des gens de cette espèce, dans les molles extrémités de la chair, concubins de l’immuable routine, des quotidiennes besognes qui trouvent leurs lendemains fixés par la règle comme s’ils étaient friandises descendues du ciel, patates douces dont on se demande pourquoi la belle aisance en serait l’héritière. Rien ne paraît mieux entrer dans la bouche qu’un camion plein de vivres. Je vois, l’œil perçant, les chemins ouverts aux pieds de la mort sous le poids creux des estomacs aigris. Du beffroi parvient toute la confusion, tous les désordres. Le tort découle en la captation des faveurs, peu à peu poison des consciences mal à l’aise. Il n’y a pas de réponse quant à raser son ombre. À l’extrême, les secrets trempent dans une huile fraîche et limpide, enrobant le sommeil masturbatoire de ses halètements. Comment ne pas trébucher la nuit sur les bambous nains ? Comment ne pas deviner sur le lointain mont Daimonjiyama ce que battent avec leurs ailes les oiseaux apeurés ? « Voilà le monde est fini, me dis-je. Les lampes n’éclairent pas mais dévorent les yeux. La lumière n’est plus pour les hommes un baume au cœur ; elle est le harcèlement nécessaire des Moi qui prolifèrent à l’infini. »

Vint la première neige. Sans interruption, cette fête tomba sur mes bottes en caoutchouc et mes dents semblaient engloutir une pièce d’eau. Qu’eurent fait ces fins piliers virevoltant en bourrasques sur les méandres de mon âme mieux que lancer un défi aux dimensions glacées sinon me frapper jusqu’aux sens inhabités et me dessiner hardiment un sosie de hasard vivace ? C’était l’heure d’attendre avant de parler, d’imaginer les êtres remuant comme des lapins et, du premier coup d’œil, comme toujours, d’entrevoir les cotonnades selon toute apparence sortant à peine du lit. Je reconnaissais les uniformes sombrant dans les profondeurs pathétiques et les voix glissaient sans résistance comme des souvenirs, volatilisées. Sous la lumière, trahis par la neige, les personnages dépouillés de toute beauté me gratifiaient d’un moindre regard crasseux. Des marchands en file indienne s’engageaient dans les allées d’aucubas surchargés de malice et de cruauté chantant une étrange comptine bouffonne. Appuyé à une balustrade, je contemplais la féerie des chaussures qui crayonnaient leurs querelles sur l’ouate étincelante. Je ne savais trop que faire. Le ciel était bleu. Encore. Une cigarette américaine mit mes joues en feu d’un hypocrite plaisir. Heureux d’ignorer les contraintes et d’exceller en souriant vaguement à l’inaction. Ne douter de rien. Instantanément se répandait en moi l’espoir que le passé serait renvoyé avec une gifle et, cela, sans lui adresser la parole.

23 février 2006 – mars 2006