Liés à la dérive

Oui ! Toute cette histoire est-elle vraie ? Ach mein Gott ! Rire silencieusement de cette Amérique d’assassins. De cette Amérique qui dévalise la paix. Vis-je encore ? Sans bouger le cou, je répétais une autre histoire. Comme quelqu’un dans un film, les yeux fermés, absorbé en lui-même qui se souviendrait des mots. Les essuie-glaces balayaient la poussière. Il faisait nuit. Ma mémoire traversait le désert des semaines sans rosée. Ces semaines à retenir ma respiration. Paupières baissées, je sentis l’haleine de Marlène chatouiller le dos de ma main. J’imaginais une grosse araignée dévorant un papillon ou bien le vent agitant l’herbe. L’air trop pesant était retombé sur les maisons. Pourrai-je cligner des yeux ou devrai-je rester immobile tel un buisson sec ? C’est toujours comme ça ! On voudrait être le dernier à mourir, à juger. J’aimerai allumer un cigare avec une longue allumette de cuisine. J’aimerai inventer des histoires vraies. J’aimerai accompagner la couleuvre dans les champs de maïs. J’aimerai regarder par la fenêtre. Mais le beurre a fondu et mon esprit est resté en arrière. L’Amérique et sa Navy ont étendu les murs à la place de nos chemins au grand air. En Amérique, il n’y a pas de routes, il n’y a que des murs en asphalte. Les chevaux de feu et de fer ne cessaient plus de pleurer et les essuie-glaces ont rappelé mon chagrin, lorsque je ravalais mes larmes. Au dernier coup de manivelle, je caressais ma tête puis, je m’agenouillais, abattu. Des chiens debout ou assis, masqués comme des apiculteurs, se penchaient vers moi. Ils me montraient des photos, buvaient du café dans des tasses en fer-blanc. Ils se racontaient des histoires et, derrière eux, sur le seuil de ma vie, Marlène que je savais heureuse, maintenant que je l’ai perdue, exactement belle et claire. Bien entendu, je mentais. Jamais je n’ai cessé de mentir. Dire la vérité ? Quel ridicule ! Alors, naturellement, puisque j’étais ainsi, comme seul, je me surprenais à y réfléchir, à me perdre en me disant la vérité. Moi ajusté face à moi-même. Jaloux devant le malheur du bonheur de Marlène, je me sentais posé à ses pieds comme une corde qui aurait fait une mauvaise chute. J’observais ses attitudes. Muette, elle me donnait l’impression de savoir parler. Ce qui me passait par la tête ? Je ne voulais pas !
– Et c’est ce que tu veux ?… me demanda-t-elle.
Il a toujours été question de changer quelque chose. D’imaginer les pauvres bienfaiteurs de l’humanité, détenteurs du pouvoir, princes pour le salut de leurs congénères. Oui, c’était ce que nous aurions aimé : pendre les directeurs d’usine au bout d’une corde.
– … que les pauvres restent pauvres, tu voudrais que rien ne change ? continua-t-elle.
Qu’elle m’oublie ! J’aurais voulu poursuivre le fil de ma vie. Que les feuilles me cessassent de s’agiter ! Et pourtant le soleil traversait ma présence et, désormais, n’en dessinait plus l’ombre.
– Les pauvres ? On les a fait pauvres. Ce n’est pas leur nature d’être ainsi, dit-elle.
La nature est un sentiment moyenâgeux. Me diriez-vous même que l’histoire eut existé vraiment de toute éternité ? Le soleil qui me traversait me rendit songeur. Lui et moi étions amis tout d’un coup. Nos solitudes se consolaient de l’insupportable désir d’aimer qui nous crachait dessus. Quelqu’un me donnait des coups de pied, un gros retors catholique. Se languissait-il des choses qu’il n’avait pas vécu lui-même ? Ou préférait-il par cette expérience deviner si je pouvais encore parler ?
– Parle-moi de toi, a dit Marlène.
Il ne restait rien que je n’oubliais. Il ne restait que les rêves à lire.
– Rêves-tu encore ? demanda-t-elle.
S’arrêterait-elle de parler ? De me renifler ? Qu’elle me laissât enfin seul, à bouder l’Amérique. Celle des merdeux exceptionnels ! J’entendais une vois au téléphone : «  La Russie n’est plus à vendre. Voulez-vous l’Europe ? »
– Pourquoi ne dis-tu plus « je » ? demanda-t-elle.
Ennemis, ennemis ! Je répugnais fugitivement devant ces silhouettes imprécises à dire leurs noms. Ce qu’ils disaient ou ce qu’ils avaient dit me revenait à l’esprit. Sur l’Amérique des gens sans opinions. Sur l’Amérique des anonymes. De tous côtés montait le brandy d’orage. Puis le vin rouge de Californie coula à flots. Mes ennemis riaient, sévères en ma présence ou devant ce qu’il en restait. Marlène était assise sur une banquette coloniale, gardant les mains dans ses poches. Les indiens devenaient des couvertures et leurs arcs servaient à confectionner de jolis fauteuils en rotin. Dans le Sud, les revolvers vous faisaient signe contre la nuque. Ils vous poussaient à monter dans le premier autobus. Marlène se souvenait-elle des poings sur les lèvres et des sifflets entre leurs dents ? Elle demeurait silencieuse tandis qu’elle se soulevait. Elle prit le revolver de ma main, en dépliant un à un mes doigts. Et tout à coup elle tourna la tête en criant si fort que les autres se figèrent. Ils avalèrent de travers. Leur courage tomba en poussière lorsqu’elle appuya sur la détente, en imagination, sans y croire. Le silence se fit. De très loin, on entendait un avion. Marlène se courba en deux, tête sur mes jambes. De lourdes larmes coulaient de ses yeux noirs. Je me sentais bien. Malgré le fait de n’être plus un machin vivant. Malgré le sentiment de me remplir de vide. Aliéné. Dévoré. Je ne pouvais plus la regarder sinon en elle qui se disait : « Pourquoi ne pourrai-je pas le faire renaître ? » L’océan, pris de crampe, se brisait sur les rochers.

janvier 2006