Une définition

in Encyclopædia Universalis

Jamais mouvement de l'esprit n'a été moins assujetti à la patrie d'origine de ses promoteurs. Né à peu près simultanément en Suisse et aux États-Unis, il essaima rapidement dans plusieurs pays de l'ancien continent. Dada est un mouvement international ; on aurait mauvaise grâce à déceler en lui l'esprit caractéristique d'un peuple plutôt que d'un autre, comme le firent les contemporains.

Dada dépasse les limites de chaque discipline. Tout son effort a consisté à semer la confusion dans les genres et à réduire les frontières dressées entre l'art, la littérature, voire les techniques, accumulant tableaux-manifestes, poèmes-manifestes, poèmes simultanés avec accompagnement de bruits, collages, photomontages, etc., s'emparant de tous les matériaux considérés comme étrangers à l'art (fils de fer, allumettes, lieux communs du langage, photos, slogans journalistiques, objets manufacturés) pour en faire un assemblage homogène, cohérent en lui-même et ne souffrant la critique que de son seul point de vue.

Dada a créé son propre mythe en se présentant lui-même comme purement subversif et terroriste, que ce soit en matière d'art, de littérature, de morale sociale ou individuelle. Pour ce qui concerne l'art, il n'a pas voulu créer, dit-il, mais détruire. Il a refusé qu'on le dise artiste et que l'on nomme œuvres les produits de ses activités. Faut-il le croire sur parole ? Les conceptions idéologiques de Dada, sa négativité de principe furent certainement le lieu commun où des esprits très différents se sont retrouvés dans un désir unanime de changement. Mais il est peu vraisemblable que l'ensemble de ceux qui partagèrent ce désir aient pu se satisfaire de détruire, dans une suite de gestes de révolte. Il faut au moins examiner l'hypothèse d'une positivité de Dada, d'une attitude vraiment révolutionnaire, c'est-à-dire constructive, d'autant plus probable que les participants du mouvement avaient commencé leurs activités avant sa naissance et qu'ils lui ont survécu. La question se pose donc de savoir si la réalité de ce qui a uni ces individualités diverses fut une idéologie de la subversion, une réaction aux horreurs de la guerre ; ou bien, au contraire, si leur action unanime et circonstancielle ne fut pas un des épisodes essentiels de la révolution artistique qui marque l'époque contemporaine. En ce sens, Dada aurait été l'une des entreprises de substitution d'un ordre artistique nouveau et viable à l'ordre ancien.

1. L'esprit dada

Le pouvoir d'un nom

La légende veut que Dada soit né le 8 février 1916 au café Terrasse à Zurich, son nom ayant été trouvé à l'aide d'un coupe-papier glissé au hasard entre les pages d'un dictionnaire. Plusieurs auteurs en ont revendiqué la paternité, alléguant des preuves qui doivent toutes être tenues pour fausses. Gardons-nous de ne pas croire aux légendes ! Si l'esprit dada existait un peu partout dans le monde avant cet acte de baptême officiel, le mouvement qui venait de prendre naissance n'aurait jamais acquis sa notoriété sans la magie de ce nom-écrin, et sans l'obstination des quelques exilés, miraculeusement protégés de la folie sanguinaire des grandes puissances dans cette terre neutre qu'était la Suisse, qui se concertèrent et se soutinrent mutuellement pour ne pas subir l'entraînement infernal des idéologies régnantes. Ils venaient de Roumanie (Tristan Tzara, Marcel Janco), d'Allemagne (Hugo Ball, puis Richard Huelsenbeck), d'Alsace (Hans Arp), etc., et ils animèrent des soirées poétiques avec musique, danses, présentation de tableaux, ainsi qu'une revue portant le même nom que la salle où ils se manifestaient, le Cabaret Voltaire. Hugo Ball en présentait ainsi l'unique numéro, en mai 1916 : " Il doit préciser l'activité de ce cabaret dont le but est de rappeler qu'il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d'autres idéals. "

À ses débuts, Dada ne se distinguait pas très nettement des écoles d'avant-garde à la mode. Ce n'est qu'en avançant, et surtout en s'affrontant avec le public, qu'il a défini son attitude foncièrement négative.

Dada III (décembre 1918) marque le tournant révolutionnaire du mouvement, une fois la jonction opérée avec Francis Picabia qui représentait l'esprit dada de New York avec sa revue 391 , publiée au gré de ses pérégrinations à Barcelone, à New York, à Zurich (et, pour finir, à Paris). Dans ce numéro figure le Manifeste dada 1918 de Tristan Tzara, dont chaque proposition mériterait d'être retenue tant il est à la fois subversif et lucide : " ... une œuvre d'art n'est jamais belle par décret, objectivement, pour tous. La critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement pour chacun et sans le moindre caractère de généralité [...] que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer. " Dada a rompu les ponts avec tout ce qui le rattachait à l'art ; il veut faire table rase du passé, mettant en exergue à sa publication la phrase de Descartes : " Je ne veux même pas savoir qu'il y a eu des hommes avant moi. "

Dada à Paris

Avec les divers scandales qu'il suscitera à Zurich par ses expositions et ses soirées-spectacles, Dada trouvera sa forme définitive en 1919. Cependant, le public commençait à lui faire défaut. Or toute l'activité de Dada ne se légitime qu'en fonction du public sur lequel il s'est proposé d'agir. Dada va donc s'exporter à Berlin avec Richard Huelsenbeck, à Cologne avec Hans Arp, puis à Hanovre où il sera incarné par Schwitters ; il rayonnera à Amsterdam, mais c'est à Paris qu'il trouvera son terrain de prédilection quand Tristan Tzara s'y installera en janvier 1920, accueilli " comme le Messie " par les membres du groupe Littérature : André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, auxquels s'était joint Paul Eluard.

À Paris, l'atmosphère avait été préparée par un certain nombre d'individus isolés qui, avant même l'existence de Dada, participaient de son esprit. Outre Marcel Duchamp et Francis Picabia dont l'activité allait se manifester essentiellement à New York et qui avaient déjà contribué à faire descendre l'artiste de son piédestal, il faut citer Arthur Cravan, poète-boxeur, éditeur vers 1913 d'une petite revue, Maintenant , où il dénigrait violemment les gloires artistiques et littéraires. De même, Jacques Vaché se refusa toujours à ajouter sa pierre à l'édifice littéraire et, par un comportement négateur, révélant l'inutilité de tout, brisa les intentions de Breton qui s'apprêtait à suivre une carrière poétique dans la ligne de Mallarmé. Le suicide de Vaché aura beaucoup contribué à semer le doute radical dans la pensée du groupe Littérature qui, exprimant le désir d'opérer un grand choc sur le public, de " tuer l'art ", ne pouvait s'y résoudre, à l'exemple des aînés Gide et Valéry, qui avaient patronné leur revue, ce dernier ayant suggéré le titre, par antiphrase dit-on. Cependant, rien n'est moins sûr, et Littérature adoptera la même démarche que Dada, passant du recueil littéraire d'avant-garde à l'organe de la subversion. Dada avait été connu de quelques privilégiés parisiens dès sa naissance, et des revues comme Sic de Pierre Albert-Birot et Nord-Sud de Pierre Reverdy avaient accueilli des écrits de Tzara, répandant un peu de son esprit négateur, ouvrant par là même la voie à une poésie nouvelle qui, méprisant les règles, les lois de la technique, la réalité, la correction de la langue, révélait des trésors de lyrisme. Ajoutons que les œuvres de Rimbaud, de Lautréamont, de Jarry, bien que peu connues à l'époque (le Manuel de Lanson ne leur consacrait qu'une note en bas de page), qui annonçaient un bouleversement total de la littérature, ont largement contribué à l'avènement de Dada.

Force est de passer rapidement sur les différentes manifestations dada qui investirent Paris en 1920, quoiqu'elles soient la partie la plus attachante de l'histoire de Dada, et peut-être la plus importante, dont les prolongements n'ont pas cessé de se faire sentir (à travers les happenings ), en ce sens qu'elles mirent en pratique une dramaturgie nouvelle au cours de laquelle l'auteur devenu acteur-manifeste obtenait une communication véritable avec le public. La presse se fit l'écho de chacun de ces spectacles où, selon un processus mécanique, le public, injurié, sortait de son mutisme habituel, apprenait à détruire, se livrait à la joie de sa propre spontanéité. L'organisation de telles séances supposait une grande réserve d'énergie de la part des dadaïstes qui, bientôt épuisés, laissèrent s'exprimer leurs dissensions. Le procès de Maurice Barrès (13 mai 1921) donnera une idée des divergences inhérentes à Dada : sous l'impulsion d'André Breton, qui prônait l'efficacité, Dada allait passer à l'action, désigner des victimes et se muer en justicier. De ce jour date la rupture entre la violence anarchiste de Dada (illustrée au premier chef par Tzara, Picabia, Ribemont-Dessaignes) et la volonté organisatrice de ceux qui, plus tard, fonderont le surréalisme. Il est probable que Dada se serait éteint de lui-même si André Breton n'avait voulu brusquer les choses en organisant au début de 1922 un vaste congrès pour la détermination des directives et la défense de l'esprit moderne où Dada, qui n'avait cessé de proclamer son opposition au modernisme, n'avait aucune raison de figurer. Le congrès n'eut pas lieu, et Dada survécut momentanément. La soirée du Cœur à barbe (théâtre Michel, 6 juillet 1923) marque la fin de l'activité dada dans le domaine public, avec l'intervention des partisans de Breton qui interrompirent la représentation d'une pièce de Tzara.

Créer en détruisant

Dada ne se résume pas uniquement à une chronique scandaleuse. Les multiples revues éphémères, les tableaux, les recueils publiés sous l'égide du mouvement ont, en dépit d'un certain fatras dû aux circonstances (réaction contre la critique, querelles internes), servi de laboratoire à une poésie et une esthétique nouvelles, débarrassées du souci de l'anecdote, exprimant directement les émotions, les soubresauts de la conscience individuelle.

On peut se demander quel fut l'apport original de Dada : les mots en liberté, la typographie désordonnée étaient déjà employés par les futuristes ; ce n'est pas Dada qui a inventé le poème simultané, ni le poème phonétique ; l'automatisme, le collage, le photomontage, l'art abstrait, s'il les a découverts ou propagés, auraient pu être inventés par d'autres et ne sont pas partie intégrante de sa conception du monde. En réalité, il a pu mettre ces procédés au jour parce qu'il a fait confiance au hasard et que, comme l'a bien vu Jacques Rivière, il a su " saisir l'être avant qu'il n'ait cédé à la compatibilité, l'atteindre dans son incohérence, ou mieux sa cohérence primitive, avant que l'idée de contradiction ne soit apparue et ne l'ait forcé à se réduire, à se construire ; substituer à son unité logique, forcément acquise, son unité absurde seule originelle " (" Reconnaissance à Dada ", N.R.F. , août 1920). En pratiquant l'incohérence, il a ouvert les écluses de l'inconscient et a fait découvrir à l'homme l'ensemble de ses pouvoirs. Il enseigne surtout que chaque artiste authentique doit savoir oublier le passé et chercher en lui-même (et non dans la béate admiration d'un progrès de plus en plus contraignant pour l'homme) les sources d'un lyrisme qui n'a nul besoin de conventions pour s'exprimer.

Au-delà des principes essentiels, les dadaïstes ont su faire la preuve de l'efficacité du groupe. Avec eux, le poète doit se mêler aux autres hommes, car la poésie n'est pas seulement dans les mots, elle est dans l'action, elle est la vie même. L'individu se fond dans le groupe, où il se trouve et se dépasse, où toutes les forces conjuguées se révèlent supérieures à la somme de leurs composantes et permettent de lever toutes les barrières.

Ce n'est pas le moindre paradoxe de Dada qu'un mouvement qui se voulait destructeur ait tant produit, démontrant par l'absurde que l'homme crée comme il respire. Il est donc faux de distinguer deux courants contradictoires dans Dada, l'un anti-artistique, représenté par les écrivains Tzara, Huelsenbeck, l'autre volontairement créateur, animé par les peintres Janco, Arp, Richter... Les deux démarches ne sont que dialectiquement contradictoires. Dada créait tout en détruisant. En démolissant les vieilles structures, Tzara savait bien qu'il érigeait un ordre nouveau, mais il avait la sagesse de ne pas le donner pour meilleur que les autres.

On ne saurait non plus opposer Dada et le surréalisme, ni, à plus forte raison, réduire Dada à une tendance, provocatrice, du surréalisme. Les liens de parenté entre les deux mouvements sont incontestables. Il est bien certain aussi que les dadaïstes éprouvaient individuellement le besoin de se diriger vers de nouveaux horizons ; ils savaient que la Terreur dada ne pouvait pas durer, mais toute la querelle se résumait à une question d'opportunité. Breton voulait instaurer le règne de l'esprit nouveau, tandis que Tzara, considérant que les ruines n'étaient pas assez nombreuses, voulait un incendie général. La particularité du surréalisme sera donc de se définir un domaine et des techniques pour dépister la poésie, dont selon Breton " nous savons maintenant [qu'elle] doit mener quelque part ", tandis que Dada vivait anarchiquement dans le présent et rejetait toute méthode. S'il est vrai que Les Champs magnétiques de Breton et Soupault correspondent à certains écrits de Tzara et de Picabia, il n'en est pas moins vrai que les uns ont cherché, au moyen de l'écriture automatique, à révéler le fonctionnement réel de la pensée, en dehors de toute préoccupation morale ou esthétique, tandis que les autres se livraient à une expérience sans lendemain.

Le sens du mouvement

Pourquoi un groupe de jeunes gens " normaux " s'est-il attaqué ainsi aux fondements de la société, à son langage et à sa logique ? Nul doute que la guerre y soit pour quelque chose. Mais cette explication est insuffisante. L'histoire de Dada montre que le mouvement n'a pris sa forme définitive qu'après l'armistice ; on ne saurait donc affirmer que Dada est né en réaction contre le conflit armé. Les dadaïstes ne se sont pas opposés directement à la guerre. On trouverait difficilement un mot sur ce sujet dans toute leur production. Ils n'étaient pas pacifistes, ne partageant pas les opinions de Romain Rolland, et lorsque la révolution éclata à l'Est en 1917, ils ne la saluèrent pas, faute d'information dirent-ils plus tard, mais surtout parce qu'ils n'avaient aucune préparation politique, à l'exception des dadaïstes de Berlin qui figurèrent aux côtés des spartakistes en 1920. En somme, les dadaïstes zurichois et new-yorkais se sont contentés d'échapper à la guerre de leur mieux, tandis que leurs camarades français ou allemands se faisaient face à Verdun. La guerre a servi de catalyseur à Dada.

En fait, la revendication implicite de Dada allait plus loin que la cessation des hostilités ou un changement de politique. Les dadaïstes prétendaient mettre en cause l'homme en général, qui avait autorisé sinon appelé la catastrophe. Dada est né d'un profond dégoût envers tout ce qui avait participé au naufrage, et particulièrement le langage, instrument de relation trompeur. Aussi les dadaïstes se sont-ils efforcés de renverser ce qui pouvait encore subsister d'un monde plongé dans le chaos, par la dérision ou l'humour, leurs œuvres absurdes étant à l'image de ce qu'ils voyaient autour d'eux. Il est injuste de les qualifier, comme le faisait Camus dans L'Homme révolté , de " nihilistes de salon ". Destructeurs iconoclastes, ils l'étaient, mais surtout ils exprimaient par leurs actes une puissante joie de vivre, l'espoir de parvenir à une humanité meilleure, et à cette allégresse qu'il y a de créer, qui n'appartient pas au seul artiste. Cela, le public l'a compris puisqu'il se reconnaissait en Dada lorsqu'il allait à ses manifestations, quitte à le compromettre en le prenant au sérieux.

2. Dada et l'art

Historique

On a le plus souvent considéré Dada comme un phénomène essentiellement littéraire et idéologique. Pour la critique des années 1910-1920, c'est dans les choses écrites, littérature ou théories, et non dans les œuvres matérielles que se lit d'abord l'histoire de la pensée artistique. Pourtant, lors de ses premières manifestations, Dada avait intentionnellement tout mêlé, paroles, objets à voir, cris, bruits, gesticulations, mises en scène. Mais, déjà en 1920, Jacques Rivière jugeait inutile d'examiner les œuvres de Dada, quelles qu'elles fussent. Il estimait suffisant de s'en tenir à ses déclarations d'intention. André Gide, lui, considérait que le balbutiement du nom de Dada définissait son être même. Dada était un " insignifiant absolu ", une pure subversion du langage sans portée réelle. Ce jugement des contemporains a généralement été accepté et repris. Il paraît contestable. La question se pose, en particulier, de savoir si Dada plasticien, fabricant d'images, manipulateur d'objets, n'a fait que transcrire dans la matière des intentions d'abord définies verbalement ; ou bien, au contraire, si l'œuvre plastiquede Dada répond à des besoins et obéit à des règles spécifiques.

Zurich

Dès le soir de sa fondation à Zurich, le cabaret Voltaire montra des œuvres de Hans Arp, de Pablo Picasso, d'Otto van Rees, d'Arthur Segall. En 1917, une Galerie Dada fut ouverte dans cette même ville. On put y voir un exposition Der Sturm , puis Kandinsky, Klee, De Chirico, Feininger, Jawlensky, Macke, outre les dadaïstes zurichois. Ceux-ci avaient nom Hugo Ball, Tristan Tzara, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco, Hans Arp, Sophie Taeuber, Otto van Rees. Les quatre derniers étaient des plasticiens ; les trois autres se mêlèrent aussi occasionnellement d'activités plastiques. Tous furent d'accord pour ne jamais disjoindre l'expression verbale de l'expression visuelle.

Ces jeunes artistes, émigrés ou en rupture de ban, se réunirent en effet, dans Zurich resté à l'écart de la guerre, sur une double base idéologique. Sous l'impulsion de Tzara, Dada de Zurich se voulut d'abord le rassembleur des principaux courants de l'avantgarde. D'autre part, avec Hugo Ball, l'inventeur et le premier meneur de jeu du cabaret Voltaire, il reprit à sa façon l'idée d'un art total déjà avancée par Apollinaire et par les futuristes. L'activité artistique devait intégrer des éléments littéraires, théâtraux, musicaux, plastiques. Mais pour Dada cette intégration prit un caractère particulier. De l'idéologie de l'art total, il fit une idéologie de l'homme total. Dada voulut que chaque individualité réalisât sa créativité polyvalente selon les lois de la spontanéité, de la déraison, de l'inconscient, du hasard.

Zurich fut donc le théâtre de manifestations collectives qui mêlaient des modes d'expression divers. Quant aux peintres dont Dada exposa les œuvres ou qui se réclamèrent de lui, ils se rattachent à deux courants de pensée. Les uns pratiquaient ce qu'on nomme une peinture expressionniste, dans la tradition allemande des mouvements Der Blaue Reiter et Die Brücke, les autres se livraient aux expériences qui étaient alors à la mode parmi les jeunes artistes, particulièrement aux expériences d'art abstrait. Pour toutes ces raisons, Dada de Zurich apparaît comme un éclectique en matière d'art. La liste des exposants à ses manifestations constituerait un panorama tendancieux de l'avant-garde en 1917, non un programme.

New York

À New York, autre épicentre du mouvement Dada, se forma également, dès 1915, un groupe d'artistes émigrés. On y trouvait Varèse, Barzun, Cravan, Gleizes, Crotti. Mais les personnalités marquantes en furent trois artistes : Marcel Duchamp, Francis Picabia et l'Américain Man Ray. Leur coup d'éclat public eut pour occasion un Salon des indépendants, en 1917. Moins tapageurs que les Zurichois, les membres de ce groupe exercèrent une action réellement profonde sur l'art en Amérique. C'est que cette action fut portée et reprise par tout un milieu d'accueil constitué d'écrivains, d'artistes, de riches collectionneurs et d'amateurs d'art. En 1913, l'Armory Show , regroupant 1 600 œuvres d'art contemporain, avait beaucoup contribué à former ce milieu. Ses participants se retrouvaient aux expositions de la Photo-Secession Gallery où le photographe Stieglitz, depuis 1908, faisait connaître Matisse, Cézanne, le Douanier Rousseau, Toulouse-Lautrec, Picasso. Le même Stieglitz publiait une revue intitulée Camera Work , doublée en 1915 par une seconde publication, 291 , consacrée aux arts. C'est dans ce milieu très lié à la récente avant-garde européenne que Marcel Duchamp réalisa Le Grand Verre , que Picabia accomplit l'importante série de ses œuvres mécanomorphes, que Man Ray découvrit son originalité de peintre.

Allemagne et France

Immédiatement après l'armistice, Dada s'implanta chez les deux protagonistes de la Grande Guerre.

À Berlin, Dada s'engagea par ses écrits, par ses œuvres, par ses manifestations collectives, dans le mouvement révolutionnaire marxiste. À l'exception de Franz Jung et de Johannes Baader, les principaux dadaïstes furent des artistes : Raoul Hausmann, John Heartfield, Hanna Höch, Georges Grosz. La présence de ce dernier et, épisodiquement, celle d'Otto Dix dans les manifestations du groupe rattachent Dada de Berlin à la tradition plastique de l'expressionnisme. Innovant en ce domaine, Raoul Hausmann et John Heartfield inventèrent le photomontage.

À Cologne, Max Ernst et Johannes Baargeld, rejoints plus tard par Hans Arp, se voulurent également révolutionnaires et furent à plusieurs reprises inquiétés par la police. Ernst pratiquait alors la technique des collages dont il devait continuer la série au temps du surréalisme. Quant à Hans Arp, il élaborait le matériel de formes qui lui est propre dès 1914-1915.

Hanovre fut le troisième point d'ancrage de Dada en Allemagne. Mais ici Dada s'identifia au seul Kurt Schwitters, dont les collages non représentatifs étaient souvent faits de matériaux ignobles. Parce qu'il refusait toute prise de parti politique, Schwitters fut repoussé par Dada de Berlin, mais se lia d'amité avec Ernst et Baargeld.

À Paris, en 1920-1921, Dada connut à la fois son apogée et sa fin. La raison unique de cet éclat et de ce déclin tient en ceci que Dada, comme malgré soi, s'y engagea dans une polémique idéologique, au jour le jour. Il y fut entraîné par sa liaison avec une certaine avant-garde littéraire menée par Breton, Aragon et Soupault, c'est-à-dire par les futurs surréalistes. Des coups d'éclat comme le procès Barrès l'incitaient à produire des pamphlets beaucoup plus que des œuvres. Les activités plastiques de Dada à Paris sont particulièrement réduites. Marcel Duchamp étant demeuré à New York, le seul peintre du groupe fut Francis Picabia.

3. Critique

L'abstraction

La politique de rassemblement de l'extrême avant-garde menée par Dada le conduisit nécessairement à rencontrer l'art abstrait. Bien plus que le cubisme ou que le futurisme, l'abstraction était devenue une pratique internationale dès 1913. Mais ce rassemblement fut partiel et éclectique.

Il fut partiel, parce que Dada, malgré les avances qu'il lui fit, n'attira jamais à lui Kandinsky qui se sentait engagé, non dans une révolte d'ordre moral, mais dans une sorte de quête mystique. Il n'attira pas non plus Léger ni Delaunay, qui se voulaient réalistes au sens où leurs abstractions devaient signifier les caractères d'un univers visuel et mental entièrement transformé par les techniques industrielles et par la vie urbaine. Au contraire, Dada réunit des artistes comme Duchamp, Picabia, Hans Arp, Schwitters, Ernst et tout le groupe zurichois, c'est-à-dire ceux qui concevaient leurs entreprises comme des jeux formels, libres ébats de l'imagination plastique.

En raison de cette liberté de principe, on comprend l'éclectisme des images non représentatives fabriquées par Dada. Elles ne présentent jamais entre elles de parentés formelles systématiques. Hans Arp en a donné la raison : " Dada est dépourvu de sens comme la Nature. " Ce qui implique selon Dada que chaque expérience artistique ait un caractère spontané, ludique, irrationnel et nécessairement très individuel. C'est pourquoi Dada devait contester non seulement la tradition, mais les entreprises méthodiques quelles qu'elles soient. C'est pourquoi aussi il ne pouvait pas mieux réussir sa liaison avec le surréalisme naissant qu'il ne l'avait réussie avec Kandinsky.

Montages et collages

Le terme de montage est entré dans le vocabulaire des critiques d'art en même temps que dans celui des cinéastes. Son emploi a permis de signifier que la distribution des éléments figuratifs sur une surface peinte obéissait à des règles irréalistes, au sens où les images ainsi ordonnées n'acquéraient plus dans l'imaginaire la cohérence spatiale et temporelle définie par la tradition représentative. En ce sens, les premiers montages datent de Gauguin.

Dada a employé les procédés du montage dans des œuvres de caractère expressionniste, comme celles de Grosz, dans les photomontages de Heartfield, de Hausmann et de Hanna Höch, dans les collages de Max Ernst, de Hans Arp, de Picabia, de Schwitters.

Les images expressionnistes et les photomontages dada ressortissent formellement à ce qu'on peut commodément nommer une esthétique du choc ou du contraste, parce que toute l'avant-garde du début du siècle a fait référence à ces notions. Il s'agit d'obtenir des effets d'opposition en juxtaposant des couleurs traditionnellement considérées comme non harmoniques, des éléments représentatifs que l'on figure à des échelles disparates, des signes symboliques dont le rapprochement prend un sens insolite, scandaleux, obscène. La cohérence de l'image n'est pas donnée d'abord par sa régulation plastique, mais par l'anecdote ou l'idée.

Il en est de même dans les collages de Picabia où une conception traditionnelle de l'image est mise en œuvre avec des matériaux considérés généralement comme ignobles ; et aussi dans les collages de Max Ernst, illustrant une sorte de discours poétique qui d'ailleurs est parfois formulé. Schwitters, au contraire, s'il trouve lui aussi ses matériaux d'expression dans les détritus, cesse totalement de rattacher l'image à un discours quelconque ; il opère par combinaisons de sensations colorées, renouant ainsi avec plusieurs expériences d'abstraction antérieures à la guerre.

Mais que Dada fasse de l'image un doublet du discours, fût-il incohérent, ou qu'il considère la plastique comme une combinatoire illimitée, il refuse dans tous les cas de donner une valeur significative intentionnelle aux formes organisatrices de la figuration. À la limite, Dada voudrait conférer aux formes un sens hors de tout ordre intelligible, celui d'une pensée qu'il disait lui-même absurde parce qu'elle se serait située hors de tout système culturel. Le dernier mot de Dada aurait donc été dit par Marcel Duchamp lorsqu'il procédait à des " élevages de poussières ", ou par Hans Arp qui déchirait des papiers colorés et les encollait là où ils avaient chu, selon les lois du hasard.

La machine

Le même désir fou de sortir de la culture, de sauter par-dessus une ombre, se découvre dans les affrontements de Dada aux prises avec l'univers industriel. Dada a été hanté par l'image de la machine. Ce ne fut pas seulement à cause de la guerre et du déchaînement des forces mécaniques. Le face-à-face de la culture et de l'industrie, de l'art et de la technique avait pris un caractère de tension dramatique dès la fin du XIXe siècle. Les photomontages de Raoul Hausmann et de Hanna Höch témoignent encore de cet état d'esprit : ils mêlent les images de l'homme désarticulé et celles de ses instruments mécaniques, dans une intention polémique qui n'a d'original qu'un procédé vite soumis à la répétition.

Picabia et Duchamp tentent au contraire un renversement absolu des valeurs ; ou plutôt ils tentent de sortir de tout système de valeurs institué. Picabia donne à la plupart de ses compositions une structure qu'on peut dire dissymétrique, parce qu'elle réunit deux sortes d'éléments hétérogènes. Des mots, des bribes de phrases sont inscrits sur la toile ; ils témoignent de la représentation que la culture commune se fait des réalités humaines. Comme sur un emblème, l'image de la machine est affrontée à ces éléments d'une culture qui se prétend universelle, alors qu'elle ne peut intégrer d'autres éléments non moins réels, ceux de la production sociale des richesses que symbolise la machine. Dans le même esprit, mais plus radical encore, Marcel Duchamp voudrait identifier l'objet technique et l'objet esthétique. Le Grand Verre est une pseudo-machine dont les éléments et les structures sont censés signifier les relations psychologiques de La Mariée mise à nu et de ses Célibataires . Quant aux ready-made, ce sont des objets utilitaires que Duchamp expose dans les Salons, obligeant les hommes de culture à avouer qu'un objet n'est culturel que pour avoir été reconnu comme tel par convention, c'est-à-dire par la volonté de ceux qui gouvernent le Musée.

Telle aura donc été la pensée la plus folle, la plus forte de Dada plasticien. Il a tenté l'impossible : inverser l'ordre des choses, sortir de la culture pour la critiquer radicalement.

1995


Quelques liens

Dada

Digital Dada Library : http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/collection.htm
Art Cyclopedia : http://www.artcyclopedia.com/history/dada.html
Artlex on Dada : http://www.artlex.com/ArtLex/d/dada.html
Mital-U : http://www.mital-u.ch/
"La Typographie dada"- mémoire de D.E.A. par Eddie Breuil -
http://perso.univ-lyon2.fr/~edbreuil/dada.html
The New York Avant-Garde 1913-1929 -
http://www.acsu.buffalo.edu/~jconte/628Description.html

John Heartfield

Towson University : http://www.towson.edu/heartfield/artarchive.html
- John Heartfield biography