Zones

Il était neuf heures. Le rat lançait le moteur de la toupie ce qui commençait à agacer le chat. Ronronnant à vide, le moteur emplissait le garage d’un gaz d’échappement nommé silence. Je vis alors le lapin faire un bond et, avec une force considérable, il atteignit la connaissance. Mon corps ployais sous le poids sidéral. Je bougeais, ensanglanté, espérant la fin des temps, environné d’encens et de la douceur susurrée par neuf harpes. « Regarde, me disait-il, tu saignes ! » Je parvins enfin à articuler le silence comme l’écho clinique d’une blessure au crâne. Évanoui, j’étais encore moi-même. Inanimé, ma tête obscènement localisait le lapin, son ombre pâle chargée d’euphorie. Le présent porte l’avenir fondamental et la lumière qui s’incarnait en l’homme portait la femme. Il me fallut des yeux de cent dix kilos et un déluge de légumes pour ridiculiser toute idée et toute sagesse. Ai-je songé aux pyramides qui déversaient leurs tombereaux de pierres dans les caniveaux ? Sauf ce doute qui vomit le ciel et la terre, toutes les constellations se fondaient dans les amours en fusion, avec un je ne sait quoi d’apothéose que je bénissais depuis ma naissance. Simplement, chaque homme aspirait dans l’eau salée l’infranchissable distance qui le reliait à l’humide primordial. Le plus souvent, il accumulait ses larmes qui balafraient de sillons son visage. Vingt siècles d’érosion quand inéluctablement s’évanouissait l’amour comme un remède souverain contre le temps, vingt siècles laissaient écouler la goutte d’eau de ma présence en l’éternité. Pour le reste, la cruauté de contrebande paraissait d’une beauté éclatante. A cette adéquation, meurent pour le monde tous les hommes qui s’en émerveillent. Bien sûr, à leur ébahissement, les hommes verront leurs enfants devenir télépathes et les massues se trouveront dans les musées comme de sinistres outils. Le lapin riait sans doute à voir couler ce fleuve sanglotant. Que serais-je cependant hors de cette source ? Le sable broyé n’était pas buvable !

Un étron dodu siégeait sur le trône. Le défécoire serait l’autre voie, une hypothèse à vérifier. La claustration des excréments imposeraient la violence comme un exercice de l’effort. Les rues feraient l’allusion aux intestins. Des passages. Des traverses. Remplies de clameurs, les boulevards évacueraient ce pollen infect et, pour cela, le lapin inventa un ventilateur philosophique : le Discours de la Méthode. Ne rien omettre de la merde fondamentale. De ce monde clos qui jaillît à la première ouverture, vint le trône, l’atmosphère atteignant sa dilution maximum. Homme mystérieux qu’un fil invisible relie au lapin je me suis exclu de cette scène hystérique et bestiale. Au travers de l’animal, mes yeux virent l’épilogue, la main qui frappait à la porte, la chair de mon soupir. « La merde se ramasse à l’épuisette » chantait Yves Montand. A la Celle-Saint-Cloud, les trottoirs sont parsemés d’hiéroglyphes. J’allais à la bibliothèque. Je faillis rendre mon petit déjeuner : même les livres étaient farcis de défécations noircies avec les ans. Des boyaux sadiques s’étaient répandus sur toutes les pages blanches. Rien de féerique à vider les restes collés à leurs culottes. J’en imaginais le bruit ignoble, le chef-d’œuvre de la création pétant au music-hall ou à l’opéra. Je crûs même que j’allais découvrir quelque chose d’exceptionnel sur la chair mais une cloche sonna à l’heure du miracle.

Trop de murs barraient mon cœur. Sa machinerie, jour après jour, s’attardait davantage, son chant plus fort qu’un hurlement. Comment vivre cette pestilence ? Journellement, les femmes, rendues arides par des tueries symphoniques, me côtoyaient sans réellement franchir l’abîme qui nous séparait. Nous n’avons rien vécu que le malheur d’exister. Les années qui s’égouttaient furent ce poids qui m’enfonçait dans la fosse, faisant vaciller le silence vers le fumier, enfantant le roc et, derechef, le silence devenu roc se nommait oméga. Cette force secrète de la matière grise qui réduisait la lumière en pâté était la suite de l’affaire qui créa l’univers à la grenade. A cette époque, le silence séquestré dans ma tête désespérait de ne pouvoir fuguer. Les trains s’arrêtaient partout sur les chemins d’indifférence. Pendues aux crochets, derrière la porte de la glacière, combien de présences étaient tenaillées par la peur ? Nues bienvenues au temps de la froideur pour cet étranger maniaque que j’eusse été, voyant grandir le leurre des insomnies, l’odeur familière des flammes à la veille des incendies, l’eau calcinée faisant place au vide.

Il était grand temps de parler pour apprendre. Démarrer pendant que rien ne bouge, qu’aucune coïncidence inéluctable ne branche la radio, qu’aucun destin visible ne fourmille d’oiseaux, que d’aucun canon de l’amour ne soit pressée la détente sur votre vie pour assurer la production du gaz, à six minutes trente de la combustion, avant l’apparition d’un rire à moteur. Elle avait seize ans à peine et récitait superbement Lautréamont. Rimbaud baillait aux corneilles et Racine était pendu à Waterloo. Elle avait seize ans et ses mains suivait l’apprentissage de ses idées, comme pour donner un printemps au dérisoire, un rêve à l’éveil.
Sa venue prophétisait un appétit qui deviendrait quotidien, une fringale de volupté orale, associant un restaurant de Neuilly à l’aspect de son âme. J’aimais sa chair. De son sang, j’étais tout amour. Parfois, je me demandais si je n’aurais pas dû mourir d’aimer ainsi, comme si c’était une maladie, une chose juste mais défendue, combien la conscience de masse devenait meurtrière lorsque les anges s’accordaient à l’union de deux âmes. Elle avait seize ans, j’en avais quarante et, nos esprits guidaient nos mains par une secrète complicité, lors de ces affleurements qui réveille l’intime, celui qui ne convient pas à la messe. Satan en solde ! Satan chasse les mouches de mammouth avec le Nouveau Testament. Un escadron apocalyptique moud du sabre les années mortes. Or rien cependant, je le pensais, ne pouvait tarir les baisers des amoureux. Elle avait seize ans et entrait pour toujours dans mon cœur. Mais, quoique je fusse à l’abri de la plupart des malheurs communs (avoir une famille ou des amis par exemple), je ne l’étais pas de ces amours fusionnels portant en eux l’érotisme que la société martyrise, l’annihilant. Millions de têtes bien pensantes qui en appellent au crime, qui vous jettent des pierres à la tête, qui vous exècrent avec d’autant plus de force que vous vous aimez, avec tant de haine que l’un des deux finît par blêmir, par se sentir mal, par écourter sa relation à l’autre et par rentrer dans le rang. Comment les forces obscures métamorphosaient-elles les cœurs de chairs en cœurs de pierres, signe de la soumission de l’humain au néant ? En shampouinant les apparences autant par la censure que par le lynchage. S’agissant de tuer le pape, le rat pouvait l’aligner d’un trait de feu noir, mais le lapin était trop en retard ; il me faudrait démarrer cahin-caha et emballer le vide avec le chat, en finissant mon litre de Gaillac. Il était neuf heures moins dix.

janvier 2005