L’artiste ôte la souche de l’œil (fragments)

“Il y a deux espèces d’exemples :
l’une consiste à citer des faits antérieurs,
une autre à inventer soi-même.”
Aristote, Rhétorique

[…]

LIVRE SECOND

1 – Il est conseillé de louer pour accuser et, inversement il est déconseillé de blâmer pour se défendre. Les sources du faux qui n’en a que l’apparence portant la sentence même de son argumentation, principalement se convaincre soi-même que dans le calme se puise la haine et que dans la colère s’extraie l’amour et, inversement, l’amour s’épuise avec calme tandis que la haine s’estompe dans la colère. Pour toutes ces raisons, il est recommandé de se confier avec prudence à ceux qui vous écoutent et de ne prendre parti qu’en ayant à l’esprit la méthode susdite.

2 – Admettons les pénibles dédains comme nécessaires à la colère du poète, premièrement contre la race humaine, ensuite pour son plaisir. En effet, l’opinion générale méprise ses avertissements, n’ayant d’égard qu’aux allures bienveillantes des flatteurs qui sont tout à la fois des menteurs et d’habiles orateurs. Le peuple moutonnier tenant pour nulle ou insignifiante la valeur du poète, ce dernier trouvera agréable et doux de se mettre en colère et fera tout ce qui est en son pouvoir pour avilir l’argent, la vertu, la prudence et l’honnêteté. Et comment le peuple outrage-t-il le poète ? En admettant, d’abord, pour vrai la honte à être pauvre et, secondement, en rendant les honneurs aux riches et aux flatteurs, en un mot à tous ceux qui les bernent par leurs beaux discours et leurs brillantes parures : les nantis. C’est donc porté par la colère que le poète retourne les railleries contre ceux qui les profèrent. Il aura à cœur de médire contre la beauté d’apparat et jouira, dans cette hypothèse, du droit d’agir et de parler contre tous ceux qui ne soucieront pas de l’infortune de leur prochain. Malheur ! Que le malheur s’abat sur la sérénité générale ! Qu’un typhon hostile emporte les peuples s’ils ne partagent pas la peine de leurs amis, s’ils ne secourent pas la famille humaine, s’ils n’ont pas de reconnaissance pour le poète ! Vivent les mauvaises nouvelles !

3 – Et ceux qui dédaignent leurs fautes mériteront une colère plus sévère. L’opulence et l’amour de l’or, que les chiens les dévorent ! Aux humbles, aux semblables du poète, à ceux qui le craignent et le vénèrent ou qui ne le contestent point, qui le sollicitent et le supplient, le poète appelle un jour de fête joyeuse et d’apaisement. Mais que nul ne songe à faire cesser la colère tant que les dévastateurs de leurs âmes ne subissent de justes représailles, tant que ne soient pas châtiés les impudents, tant que le remords des torts qui furent les causes de leurs souffrances ne soit pas déclaré par ceux-là qui les ont provoquées. […]

[…]
13 – Penser, la plupart du temps, est l’affirmation de ceux qui s’abstiennent de savoir. Prenant le mal à cause de leurs expériences, les hommes n’aiment que la vie ordinaire et ne sont enclins qu’à ses nécessités. Ils n’ont le désir de la vie qu’en l’absence de désir. Leur seule démesure étant l’appât du gain, ils vivent égoïstement par crainte de perdre ce qu’ils perdront toutefois lors de cette faillite ultime qu’est la mort. Ainsi, les hommes ne trouvent leur plaisir que dans les gémissements car ils redoutent la dépense du rire.

14 – A cause de la peur de l’autre, les hommes manifestent la distance envers tous les vivants, masquant en réalité leurs intérêts personnels. Le loup des tièdes convenances semble faire oublier, derrière leur manque de courage, les crocs d’un appétit féroce.

15 – L’éloignement rend proche, dit-on. Mais, tandis que ce qui est produit par le don de l’homme s’élève, ce qui l’est par sa vanité l’avilit.

16 – Saute à tous les yeux la démesure. Tout paraît s’acheter. Les sentiments ont un prix comme les objets.

17 – Le fait de détenir le pouvoir avec la majorité des voix est identique à celui de posséder la majorité de l’argent dans seulement quelques paires de mains. A n’y prendre garde, nous donnerions presque de l’importance à ces pompes. Ce n’est pourtant pas à la grandeur de l’injustice que l’on mesure la dignité, ni à l’accomplissement de ses ambitions que l’on peut se dire meilleur. On peut très bien avoir la foi et être égaré.

18 – L’avenir sera toujours du possible et, comme nous l’avons dit, cela vient du passé.

19 – La possibilité d’un possible contraire à l’impossibilité donne deux choses contraires et en potentialité semblables. Et ce qui est plus facile est également plus difficile. La fin de chaque être se mesure par le carré de son commencement qui est un point déterminé de sa genèse : celui au degré de rencontre de la non-essence pour que l’être soit et de l’essence qui est en soi de tout temps pour rendre possible de s’aimer, de voir sa propre vie, dans une maison, une belle maison et, de guérison en guérison, tomber un jour malade et mourir, comme si rien ne fut été.

20 – Deux épreuves communautaires restent à traiter par tous les hommes : le complexe dans ce qui fût notre ancienne grandeur et le faux qui n’en a que l’apparence. Nous pouvons, bien entendu, inventer ce qui fut antérieur. Aussi ne faut-il pas se laisser faire, à savoir : distinguer entre la parole d’une part et d’autre part les sables de Libye.

21 – Comment faire son maximum et en quoi cela consiste ? Pourquoi cela se manifesterait-il et en quelles circonstances ? Faire son maximum est une formule de général, une sorte de ligne droite dans l’action, sans idée majeure, sans idée mineure juste en tête l’objet dont il est question : la conclusion.

22 – Sans lieux, sans but à chercher, il est difficile de représenter le faux, en apparence.

23 – L’examen des contraires confirme qu’être tempérant est nuisible lorsque les maux à réparer sont au temps présent.

24 – Puisqu’il peut y avoir d’une part le vrai et, d’autre part le non réel mais apparent, il peut avoir aussi à côté du faux un faux qui n’en a que l’apparence.
Les énoncés de toute la vérité : seuls ceux-ci, eux tous, affranchissent l’humain et prouvent combien est considérable ce qui en résulte, quand on les réunit.

25 – Nous avons parlé du faux qui n’en a que l’apparence, du réel et de l’apparence. La suite est de savoir comment les nier. Évidemment en se tirant dessus ! En se précipitant sur l’autre, avec ou sans canon mais, assurément, avec de vraies idées. De surcroît, il y a beaucoup d’idées vraies qui se contredisent et, par conséquent, beaucoup d’hommes et de femmes qui se tirent dessus.

26 – Le faux qui n’en a que l’apparence est commandé par les éléments et par les lieux. Grand ou petit, bon ou mauvais, juste ou injuste, toutes ces choses sont relatives et ne le sont pas davantage.

LIVRE TROISIÈME

1 – Le temps suit le cours du dit. A sa source, vous pourrez puiser l’indice du langage. Pour y parvenir, les chemins sont au nombre de trois, dans un ordre certain et pas davantage : il faut être persuadé, avoir éprouvé et croire. Et pourtant, ce qui fera défaut ne sera pas l’apparence.

2 – Voici un indice : la parole suit le cours du temps. Mais la clarté n’est pas sa fonction. Par exemple, quand elle devient poétique, la parole enfle comme une outre. Pour faire paraître ce qu’elle considère, elle use d’ornements qui s’écartent de l’usage courant, aux impressions étrangères, aux couleurs de ses effets, comme pour disconvenir d’un caché insignifiant ou qui doit le rester, comme pour éprouver le piège et démontrer celui des vins mélangés.
Les acteurs ne parlent pas de leurs personnages mais semblent en être les usuels spécimens.

3 – L’abus des mots cache une flatterie de mendiant. Croyez-vous sans ardeur et sans but les “ guides bleus ” de la mer humaine qui, à coups de sermons, vous donnent en mots les causes de leurs apparences ?

4 – De métaphore en métamorphose, l’eau mère où afflue la prose use peu souvent de la parole et, par analogie géométrique : les morts ressemblent aux pierres. Mordez ! Chiens stupides ! Le poète, tout désarticulé qu’il est, fait une bouillie de vos pleurs et se heurte aux navires qui ont le mal de mer… Alors, sa salive se consume avec l’encens.

5 – Princes dans l’ordre naturel du temps, sans conjonction, les intervalles s’obscurcissent, propres qu’ils sont à l’ambiguïté. Dans ces espaces sans lien, on évite à dessein, on feint de dire quelque chose, on exprime des leurres. On voudrait détruire l’empirique, deviner à qui appartient “ la chose ”. Sous quelle main peut-elle tomber ? Est-ce qu’une “ telle chose ” sera ? Dis-le pour voir !
Les conjonctions, quant à elles, sont des moments déterminés, quelquefois des fins à éviter mais toujours des passages entre les intervalles. C’est ainsi, par l’Amour et le Verbe que se fit la jonction de la femme et de l’homme, du féminin et du masculin, de la Terre et du Ciel, du Yang et du Yin, des ténèbres et de la lumière. C’est ainsi que s’équivalent le grand nombre et l’unique. A un moment précis, juste un moment, nous devrons écrire et dire “ des choses ” faciles et claires. Car certains ont exagérément des raisons et des notions à l’ouvrage tandis que d’autres en perdent la tête. “ La Chose ” ne vous frappe pas ? Bon ! Point !

6 – A l’ampleur de l’emploi des noms s’expliquent fort les sentiments que nous ressentons d’inconvenance qu’il y a, premièrement, à définir en un seul port la figure qui plane au lieu du Nom, secondement, à donner un nom aux “ choses ”. De plus, le poète trouve bien singulier l’usage du pluriel car, pour aller vers l’infini, seule suffit sa mélodie.

7 – J’aurai la convenance de ne pas traiter de l’art et de sa pompe, ni de la comédie. Le caractère ? Il s’agit d’actes ! Les passions ? Il s’agit d’actes ! La colère ? Il s’agit d’actes ! Des impies louables aux scrupuleux pitoyables, tous outragent la vie énonçant leur sujet ou leur admiration de l’humilité, comme s’ils vomissaient le reste de leur esprit, concluant vrai quiconque parle car trop disposé à le croire. Mais “ la chose ” n’est pas telle qu’elle est affirmée, présentement, sous le vacarme des bombes, par les femmes et les enfants de la terre. Il ne suffit pas d’acquiescer au beau discours d’un orateur. Il faut participer à mettre un terme à l’usage des armes.

8 – La forme est un costume artificiel pour mettre l’indéterminé de l’être. N’est-ce pas faire un poème que de s’en persuader ? Et la fin de l’être doit-elle différer de sa naissance ? Sont-elles tant opposées l’une à l’autre ?

9 – Cependant, le nécessaire à dire, suite aux enquêtes historiques sur le monde primitif, de ce dernier consiste à en énoncer la fin et à répéter cela tant que “ la chose ” n’est pas “ achevée ”. C’est pourquoi le monde halète et défaille. Car “ la chose ” a devant les yeux les bornes de son laisser-aller.

10 – Nous devons puiser les hommes à la source que voici : la lumière de l’image. Ci-gît l’animé que sa valeur a enseveli. En fin de compte, c’est leur reddition que nous puisons.

11 – Des mots, il n’est entendu que la racine carrée de leur vigueur, l’acte de parler développant au carré leur puissance.

12 – Il n’est pas nécessaire de garder le silence en assemblée d’autant qu’on le suppose essentiel à communiquer.

13 – Il n’y a pas plus de nécessité à dire des choses possibles que d’en rappeler la matière. La confirmation des problèmes appartient au discours de l’adversaire dont les arguments et les preuves ne servent qu’à réveiller ses souvenirs dans des narrations ridicules.

14 – Maintenant, admettons ce poème comme la dépouille prise à l’ennemi, un échantillon de son esprit, en suspens, dans le vague, tirant de l’adversaire les remèdes à mes défauts et ce qui me plaît pour le détruire. Pour vous rappelez à mes paroles, comme pour vous apprendre à démolir ce que vous craignez pour vous-mêmes, esclaves que vous êtes de vos fautes qui tournent autour de vous à n’en plus finir, je trouve l’inspiration d’une façon quelconque ; avec le vrai funèbre par exemple, dès l’abord je dissipe les émotions heureuses, sans préalable. Je ne suis pas ici pour m’accorder à vous mais pour vous faire dodeliner du chapeau, entendre le surprenant et l’étrange, écouter si besoin la nécessité d’un corps d’avoir une tête, emprunter votre oreille aux à-côtés de ma cause, viser vos intérêts pour vous efforcer à comprendre que, afin d’éviter ma colère et d’en dissoudre les obstacles, vous devez arrêter de vous défendre contre ce qui vous accuse : semblables indications si évidentes de soi vous feront voir combien nous pouvons être notre propre ennemi.

15 – Touchant aussi la règle des litiges, faut-il soutenir le nuisible ? Ou répondre à l’adversaire que n’existe pas sa morale ou si peu qu’elle soit fâcheuse ? Ainsi, le délit de chance contraint de faire paraître accidentels le préjudice, les erreurs et les nuisances dans le parjure de la fortune. Il n’y a pas d’innocence à être riche. En référer à la chance devient un crime commun aux injustes qui ne s’en rendraient compte et à ceux qui blâment cette juste cause.

16 – L’action crée la forme. Pour cette raison, il est incroyable que ne se révèle le courage à agir pour la justice. A quoi bon d’en faire l’éloge si des actions n’en tirent pas parti, prenant une revanche sur ce que beaucoup de gens ignorent ? La confusion des êtres qui en découle sert à dessein leur domination. Tout ce qui éclairera pour les unir sera-t-il toujours illégal ? Est-il si grave d’insister sur ce thème ? Nous rappelant les faits passés, ne seraient-ils pas à propos les sentiments de compassion et de révolte ? Et, plutôt que de parler, ne serait-il pas préférable de se décider ? Plutôt que se cacher le visage dans les mains, il conviendrait mieux d’agiter les poings. Au lieu d’en faire les louanges, il serait plus facile de voir dans les attitudes des messagers et des conseillers du monde, la perversité : emplis de promesses, ils les oublient sans tarder. Par calcul, ils ne répondent à vos suppliques qu’avec un informe discours. De là, l’information est générée par l’inaction.

17 – Les preuves des quatre points cardinaux de l’évidence portent en leur démonstration les préjudices et les dommages de toute action légale qui ignorerait les faits. Mais de quelle évidence ici discutons-nous ? Le peuple est dirigé par les menteurs qui se produisent d’importance par la science du discours. Qu’il soit judiciaire, alors les menteurs tirent profit des créances du peuple. Qu’il soit politique, dans ce cas-là les dirigeants de tous les partis et de toutes les confessions s’entendent entre eux pour contester ou occulter la réalité des faits et, intentionnellement, nuisent à la compréhension. Mais de quels faits s’agit-il ? Le peuple subit des injustices d’une loi obscure. Les actions d’une telle loi sont donc illégales et c’est de celles-là dont il est parlé au début de cette démonstration. Il faut, pour conclure, vitupérer de tels individus excités d’envie par le pouvoir et par l’argent, tentés par les trésors que chaque homme porte en son cœur.

18 – Comme il est importun de s’initier aux mystères ! Opposant les contraires, nous arrivent tant d’interrogations, mais les reconnaissant comme frères, nous avons notre réponse. Ce qui est vrai selon une thèse peut être faux selon une autre. Aussi faut-il condenser en un même raisonnement ce qui paraît contraire.

19 – Le parallèle fut établi sur ceux que tout oppose. Quant à ceux que tout unit, nous évoquerons la conjonction des perpendiculaires. Maintenant, vous comprenez mieux pourquoi il est plus facile d’avoir des ennemis fidèles.

janvier 2005