Damné

Un horizon monumental élève sa grisaille à l’aube des ruines et des décombres. Bouche amère qui ne se console de rien. D’un œil qui roule vite sur ce paysage hostile, voir le plâtre floconneux qui tourbillonne autour du taxi. L’anesthésie du sommeil laisse le goût de la nausée. Baisser les paupières, ou presque. Paris New York Paris. Les nerfs à cran. Univers d’aveugles défigurés sur la chaussée. En sens inverse. Hier matin. La lumière émiettée des plantes. Jour avant jour. Désordre chronique contrôlé par la rupture. Que les voyages ne règlent pas. Tout ravivé par l’automne aux conversations guerrières. Consulter l’oracle d’un avocat. Paris Bastille rue de la Roquette. Pas de quartier. Déclencher les hostilités. Bus camion bus camion. Quartier de la Défense. Défroisser la bouche malcommode, ouvrir la parenthèse d’un bâillement. Seine Iena Austerlitz Bir-Hakeim.
Hallucination encore intacte d’avoir quitté les bruits du silence, derrière les tympans, dans son cerveau. Vue en expansion de la pyramide de la raison sociale. Confort blindé de la rentabilité. Il est signalé pour sa matière grise et devenu ce petit vélo à vapeur dans une ville enfantine, voisine des nuages. Genève Helsinki Montréal. Places fortes réfrigérées à l’azote liquide. Perceptions refroidies. Pensées qui dérivent sur la banquise du monde. Poser les bagages. Passer à l’hypothèse. Le cerveau gris du ciel va se lever, trop tard. Rues maussades de sa pensée en labyrinthe. Octobre pluvieux.

Extraire du taxi la viande sur le trottoir. Au seuil de l’entrée, un inébranlable en avant ! Puis, à l’intérieur, perdre l’intimité du silence par le tapage de la chasse d’eau. Solitude éparpillée que l’on glisse sur le canapé. En bas, les clôtures. Traces que font jaillir les jardins et leurs dédales de lilas et d’acacias, squelettiques : fantôme du chat qui est mort l’année dernière, souvenir de l’amour qui est mort avec le chat, ou presque. La gaze de l’ombre au pied du mur embaume de son charme les réminiscences que rien n’endigue. C’était le temps de l’éloignement ou bien le temps seulement du renoncement. Dépouille d’un arbre qui aperçoit les vieux meubles et les retraités. Dernier frisson de feuilles jaunies qui se souviennent des expulsions sauvages. Encore un peu et perdre pied dans un beau rêve érotique où les champs de bataille ressemblent au compotier et les vieux journaux finissent dans la cheminée. De toute façon, précipités, comme d’habitude.
Souvent travailler la nuit. La cigarette qu’il allume lui délivre un bonheur privé, loin des bavardages et des passions. Il aime le désert sans désastre. Il ignore tout de l’histoire. De zéro à un, son langage compte le sable pour forger un support pour les machines, pour que ces machines aient un rêve à se souvenir et qu’elles puissent le raconter. Concevoir des intersections sur du papier noir face aux ponts qui enjambent la Seine. Souffler la fumée. Flots et fumée : rêve moléculaire inédit. Rêve de sable informatique. Sable de chiffres. Du chiffre ! Le zéro (le « zéro » étant le « un » fini) à l’infini ! Pour la guerre finale. La guerre spatiale de sinistres abrutis dans les sous-sols de leur building new-yorkais. Une guerre de tueurs.

Le temps, en cause, est parti, ouvrant des millionièmes de pause aux absences de code. Naturellement, le code du temps n’est pas donné à n’importe qui ! Alors, calculer son retour est inconcevable ! Il est manifeste qu’un tel code résiste. Dans ce cosmos glacé qui fonctionne en permanence, l’erreur y est scellée, verrouillée. L’hypothèse des intermèdes résiste aux tests. Peut-être déclarer forfait. Messages, signaux, séquences ont une cohérence d’ensemble dont les militaires déroberaient bien la clef.

Face à la tour Eiffel, il ferme les yeux en signe d’assentiment car il sait qu’il travaille à l’exécution de l’abîme, à la face cachée de l’aliénation. Mais la solitude l’entraîne au silence, enchaîné sur la route. Dans les couloirs de la maladie mentale. De plus, les hommes oublient, chaque nuit d’ivresse, le jour et son épuisement. Renoncerait-il à l’idéal ? Avancer dix mille mètres sous terre. Sous cette ville éléphante. Les poumons emplis de son brouhaha. Le cerveau ouvert aux atrocités. Au fond du bunker de sa résignation. Consentirait-il à être un abruti lui-même ? Flottant sur les quatre chemins du confort social. Idiot dans un monde tout à fait idiot. A l’image de cette recherche fondamentale sans barrière morale dedans laquelle s’effondrent les contreforts, chavirent les capitaux. Même le sport participerait à la guerre.

Nike gaze à fond ! Playstation possède la bombe atomique ! Microsoft vend des vibromasseurs en cire à Lourdes ! Les motos-crottes collectent dans l’étron la menue monnaie pour les Mirages. Glissez mémères votre obole à l’intérieur de la fiente !
Quoi ! Il étouffe. Ce séjour là-bas. Week-end avec gardien qui faisait des passes. Ah ! Sortir de cet hôtel et de son confort « conditionné » ! Même le café lui donnait le vertige. Ainsi en était-il venu au charme d’un somnifère. Gavé de malaise.

Défaire la valise dans la machine à laver. Dans le désordre approprié des fonctions domestiques. Décréter l’état de guerre de la lessive. Malaise moins vingt. Pas beaucoup de marge, comment dire, pour ce voyageur sans lunettes. Les cernes de quarante-cinq ans de cécité. Il est temps, grand temps d’avoir les yeux, les deux, pour rencontrer le soleil proéminent. Penser à accorder le son de la douche avec celui du lavabo. D’ailleurs, laver cette peau velue. Revenir à la machine. Il est passé le temps de ne rien voir. Grand temps de suspendre les poignets pour expirer : autant d’énergie afin d’affronter le combat sur un terrain qu’il ignore. L’ange des trois principes (métro, boulot, dodo) de la vie ordinaire, doucement, s’arrange.
La chambre a quelque chose de cachemire en verre. Sur la commode, une photo en compagnie de sa femme, l’air ahuri. Tout va bien. Ce jour-là, le soleil était providentiel. Maintenant, s’endormir dans l’ecchymose de la fatigue et garder en rêve la conscience moite.

Le téléphone le jette dans le vide.
– Je suis bien, dit la voix. Vous êtes bien ?
Très vite répondre tandis que la nuit ruisselle sur les vitres.
– Oui, dit-il posément, c’est bien. Et vous ?
– Je suis…
Mais un homme hurlait dans le téléviseur. Il n’entendit pas. Sortir du tiroir le couteau de cuisine. L’invisible cauchemar s’éclaircit. En coulisse, un orage de cordes vocales. Son père en pyjama à rayures, en contre-jour, lui annonçait la brume. Des éclairs noirs (la nuit étant plutôt laiteuse) lançaient des ombres devant le supermarché. De l’air. De l’air. Survoler Manhattan sous l’averse, fine et drue. Une seconde de silence informatisée. Les analphabètes peuvent-ils prendre le TGV ? Attention à la fermeture automatique des portes ! Une fille surgit comme si les horaires le condamnaient à la présence de cette héroïne. De l’air. De l’air. Cinq personnes articulaient des onomatopées derrière lui. Se retournant, elles affectèrent de s’intéresser au plafond. Le train s’arrête. Une autre femme, immatérielle, modelée de lumière, monte. Il voudrait l’aborder, lui parler. Mais il se sent rétrécir, rétrécir, tant et tant qu’il disparaît à grande vitesse, pulvérisé sur la banquette…

Tout d’un coup, il se réveilla vraiment.

décembre 2004